Le livre où le héros meurt à la fin

(Sous-titré : Tout devient simple)

 

ISBN :

978-2-9813734-5-8 (EPUB)

978-2-9813734-6-5 (PDF)

978-2-9813734-7-2 (HTML)

978-2-9813734-8-9 (Kindle Edition)

978-2-9813734-9-6 (Imprimé)

Publié par Raphael Danjou

Tous droits réservés 1997-2013 Raphael Danjou

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— Allons, mon chéri. C’est Noël... dit-elle.

— Ça, y a pas à chier, c’est Noël, dit-il, l’air mauvais.

 

Russell BANKS, Continents à la dérive.

Raccourcis

Prologue

1

A

2

B

3

C

4

D

5

E

6

F

7

G

8

H

9

I

10

Épilogue


 

 

Prologue

Alors que je pouvais faire exactement la même chose avant que maintenant, tout est subitement devenu beaucoup plus simple. Maintenant, j’en suis rendu à l’état de devoir occuper mon temps à tout prix, et ça me procure une énergie incroyable – la liberté dans l’action.

***

La première fois que je l’ai vue, elle était fille du vent. J’avais débouché sur la clairière lorsque l’hélicoptère arrachait le toit de son fondement et que les quatre pans de la maison s’abattaient au sol comme une rose en train d’éclore sous le fracas du tonnerre.

Elle était prostrée au milieu des cloisons effondrées, dans ce qui devait être la pièce principale, les cheveux et les vêtements gonflés dans le vent tourbillonnant initié par le mouvement des pales de l’engin au-dessus d’elle. Le son strident mêlé au vent qui giflait était assourdissant. La tache sombre du toit maintenu dans les airs emplissait la mince clairière d’un halo de ténèbres d’autant plus soudain qu’il faisait grand jour une seconde auparavant dans la forêt.

Et elle restait là, les genoux ramenés aux épaules, les talons aux fesses, enserrée dans ses bras refermés sur ses jambes. Je me suis mis à courir. J’avais vu ça une fois, dans l’Utah ; un hélicoptère avait déraciné un immeuble avant de lâcher une bombe sur l’endroit, pour dégager. Je me suis jeté sur elle, espérant l’entraîner dans mon mouvement. Nous avons glissé tous les deux sur le parquet, avant de tomber au bas de ce qui était sa maison. Instinctivement, nous avons planté nos pieds sur le sol, bondi, et couru à l’abri, sous les arbres touffus. L’hélico a lâché la bombe, réduisant en une nouvelle seconde tout ce qui restait de sa vie dans une volée de petits éclats, laissant à la place un énorme cratère noirci au beau milieu de cette forêt d’exception – une des dernières.


 

 

1

L’armée m’avait occupé un long moment, mais pas vraiment ramolli le cerveau ; j’avais fait pas mal de trou, et lu beaucoup de livres.

Lorsqu’après deux ans de service je m’étais retrouvé à la lisière de cette forêt, je m’étais dit que j’avais assez payé de ma personne et qu’il était temps pour moi de partir. J’avais désenclenché la ceinture qui me reliait au reste de l’escadrille aéroportée, laissant la troupe en manœuvre continuer son exercice, et m’étais glissé dans les fourrés. L’avant-dernier bidasse ne traînait plus qu’une chaîne électrique derrière lui, donnant une courte queue à la chenille humaine des volontaires d’office en marche.

J’avais pris à la perpendiculaire du groupe que je venais de quitter, m’étant fixé pour but la colline suivante éclairée par le soleil.

En haut de cette colline, je n’avais pas seulement rendez-vous avec le soleil, je tenais également dans mes bras la fille du vent qui sanglotait contre moi sans un bruit.

Ils ne lui avaient pas seulement pris sa maison, ils lui avaient pris aussi ses souvenirs, ses objets, ses senteurs, ses habitudes, et le repaire de son affection.

Ils étaient tout à fait dans leur droit, pas seulement pour une question de principe. Ils lui avaient montré le papier lui signifiant légalement son expropriation. Ils avaient souligné l’article de la loi qui stipulait son obligation à s’y soumettre. Le juge lui avait bien précisé qu’ils agissaient dans le respect des règles qu’elle avait acceptées et reconnues comme étant le principe de vie en société à laquelle elle appartenait et s’était conformée. Le projet de création d’un lac artificiel entre les deux rivières qui traversaient la commune, et la destruction d’une partie de la forêt qui en découlait forcément, avait été voté à la majorité des élus municipaux. Pour eux, tout avait été fait dans les règles, pour le bien de toute la communauté, et ils ne voyaient vraiment pas pourquoi elle s’y serait opposée. Ils n’avaient pas jugé utile de prendre en considération le fait que leurs hectares de terre comportaient une des trois dernières forêts de la planète à l’heure actuelle, d’ailleurs personne n’avait été là pour le leur rappeler. Il y avait bien eu un vieux pour voter contre, bien que sa maison soit en dehors des limites du projet, simplement parce qu’il aimait bien la fille, qu’il l’apercevait quelquefois errer dans ces endroits boisés qui semblaient être "chez elle" et qu’il la comprenait, mais il faisait partie du tiers minoritaire et on n’apposait pas de mention nuancée à un projet radical.

Donc out le vieux.

Moi, je me retrouvais avec quarante-neuf kilos de chair tressautante dans les bras, animée par une coulée de larmes chaudes et la douceur de son visage contre mon torse.

Elle n’avait plus rien.

— Il apparaît plus qu’évident que nous allons devoir passer un moment en notre compagnie, je lui ai dit.

Je me suis baissé pour ramasser un épi d’aiguilles de pin, et le lui ai tendu.

— Tiens, ai-je glissé avec affection, je parie qu’avant qu’on se quitte tu auras eu le temps de me faire souffrir à peu près autant de fois que cette branche comporte d’aiguilles !

Elle eut un sursaut de rire et me tendit ses yeux clairs pour que j’y lise le soleil.


 

 

A

M. était un véritable criminel. Il tuait aussi bien les petits vieux que les petites filles, il tuait les parents, il tuait les enfants, il tuait les curés, les ouvriers, les employés de bureau, il tuait les pauvres pour avoir la place de dormir sous les ponts, il tuait les riches pour avoir la place de dormir dans leur lit, il tuait les gentils, les méchants, il tuait les heureux, les malheureux. M. était le Robin des bois moderne. Il tuait. Parce que c’était plus simple. Comme on distribuerait une bonne poignée de main en signe d’affection. Comme on tremperait son doigt dans le coulis de fraise pour en goûter le doux sucré. Sa conscience, emplie de l’évidence d’un nouveau-né, était lisse comme du bois précieusement raboté puis finement poncé. La vie avait la couleur de la fleur en train d’éclore, mais il fallait savoir la couper avec le sourire, par politesse. M. n’avait jamais pleuré – sauf une fois. C’était au court d’une rixe, ils étaient trois ou quatre à avoir sorti des lames. Il se reconnaissait enfin en eux, ses compagnons, ses frères, avec eux, enfin. Il pleurait du bonheur d’avoir atteint sa patrie, son chez-lui chez les siens. Mais ils ne respectèrent pas les règles, ils furent méchants avec lui qui ouvrait déjà ses bras pour se faire accepter. Il dut les occire.

Il aimait cependant cette humanité, même surpeuplée, où il pouvait être, être honnête.

Il aimait l’idée de pouvoir être naturel avec les autres humains.

Ce sont les flics qui aimaient l’idée de bientôt pouvoir lui éclater la gueule, à ce sale petit fumier !

 

Son cas passa d’abord en procédure simplifiée. Il y a plusieurs dizaines d’années, alors que la peine de mort était reléguée au rang de souvenir du Moyen-âge, parut un étrange sondage dans un grand quotidien un peu plus que national qui, après un texte rébarbatif et vide de sens commentant des courbes sans échelles, conclut ainsi : « La planète est à 63 % pour le rétablissement de la peine de mort en répression des homicides infantiles ». Le premier politicien à savoir encore compter sur ses doigts eut la bonne idée d’inclure ce point à son programme pour la présidence et se fit élire au premier tour à un peu plus des deux tiers des voix… Ça avait laissé le temps à certains de réfléchir… pas tout à fait dans le bon sens apparemment… Et donc depuis soixante-dix ans un texte de loi clair et simple décrétait que tout meurtre d’enfant entraînait la suppression du meurtrier. A + B = C.

Le juge suprême, encore à peine boutonné de son entrée éclair dans le tribunal, martela rapidement le comptoir et prononça sans pratiquement articuler la sentence : « Peine de mort », avant de s’enfuir par où il venait de pénétrer. M. souriait toujours. Procédure simplifiée. Les flics dans la salle étaient comme des chiens enragés, prêts à l’exécuter eux-mêmes à coups de dents.

Le problème maintenant était d’établir précisément les sentences correspondantes à tous les autres homicides dont M. avait à répondre, et qu’il avait bien voulu avouer. Cette coopération volontaire étant bien entendue portée à son actif.

 

En fait, il savait très bien qu’en tombant aux mains de la police, le faisant passer ainsi du rang de citoyen à celui de criminel, par un simple jeu d’écritures et d’empreintes photographiques, il n’allait jamais tenir les vingt-et-un jours de garde à vue légale. Vingt peut-être, pas vingt-et-un. Il lâcha tout au bout de trois jours, en même temps que son repas de midi, mal digéré. Les flics n’avaient encore rien fait. Étonnant.

M. ne sachant pas compter, ne compta pas les années. Il sut juste que le moment était arrivé quand on lui demanda ce qu’il voulait manger pour son dernier repas. « Des légumes ! », lâcha-t-il dans une gerbe de postillons présalivaires. Les légumes étaient la denrée la plus rare à trouver après la viande bovine, totalement éteinte par faute d’espaces verts subsistants. Les légumes étaient encore cultivés sous serres protégées des agressions naturelles et sociales. Met rare et rachitique, faute de place et d’engrais "naturels", les légumes étaient devenus chimères.

On lui servit ses légumes.

 

« La peine capitale ne sera pas exécutée par intraveineuse, nuisible pour la transplantation d’organes », avait précisé le dernier juge responsable du lourd dossier de M., dont le service juridique tentait de travailler en coopération avec le service hospitalier, le service social, le service énergétique et le service agricole en final. « Elle aura lieu par électrocutions successives et ordonnées ». Tchoc. La chaise électrique.

On plaça les bracelets, gros et petits. M. souriait, politesse envers lui-même. Et on envoya la sauce. Tous les policiers du monde auraient voulu être à la place de la manette des gaz ; ce sont eux qui avaient pris pour toutes les horreurs que ce cinglé perpétrait librement au milieu de ces pauvres innocents, tous agglutinés en ce moment devant leur poste de télévision pour suivre l’événement jubilatoire, logique, normal, en direct.

M. se marra. Il venait de saisir tout le comique de la situation – dans sa globalité. C’était énorme ! Il riait. Il pleurait de rire.

Tant pis pour le don d’organe, on allait le faire griller sur sa chaise, ce damné ! Le bourreau ajusta de nouveau la puissance – à fond. La planète presque entière, la majorité en tout cas, saliva devant le merveilleux de la technique moderne.

L’éclair saisit le rictus et maintint les yeux ouverts au centre du tube cathodique, figés, grillés, brûlés, encore fumants.

 

Tant pis pour le don d’organe, mais ça fera toujours de l’engrais.

 

2

Nous nous sommes réveillés dans les bras l’un de l’autre. Les miens dans ceux de la fille du vent. Tout recouverts d’épines et de feuilles, nous nous sommes pris par la main et je l’ai emmenée jusqu’à la plage.

 

Se diriger vers la plage restait aujourd’hui encore le moyen le plus simple pour être sûr de pouvoir se laver. Non pas à cause de la mer, inaccessible par les champs électriques qui la protégeaient, mais grâce aux douches installées il y avait plusieurs dizaines d’années et qui, curieusement, par oubli ou par négligence, étaient restées là, branchées, et en état de fonctionner.

La fille me regardait, assise sur le sable fin, sans curiosité, mais sans la moindre pudeur non plus. Elle me regardait me laver, entièrement nu. L’eau me tombait sur les épaules, et glissait le long de mon corps. Cette douche froide me faisait un bien fou. Je me suis accroupi sous l’eau pour en laisser tomber d’un peu plus haut, et j’ai senti tous mes muscles se détendre dans un souffle, mes épaules se relâcher. J’ai toujours eu les épaules démesurément larges. Et carrées. À l’école, j’étais toujours désigné pour dessiner les horizontales au tableau. Même les profs ne s’épargnaient pas cette petite plaisanterie. J’étais un repère orthonormé à moi tout seul, un axe pour les gens qui m’entouraient. M’ont pas empêché d’être mauvais en géométrie, leurs conneries. Je regardais les faisceaux électriques qui balayaient le gros de la plage d’avant en arrière, régulièrement, dans leur incessant grésillement.

Inutile de seulement imaginer aller faire un petit plongeon dans la mer, même en sautant par-dessus les barrières d’énergie lors de leur passage aseptisant ; elles détruisaient tout déchet, et donc toute forme de vie qui s’y introduisait. Leur grésillement provenait des innombrables mouches qui pullulaient sur ce petit bout de plage restant, près des rochers, et qui étaient surprises par centaines à voler trop bas et trop près.

La plage était propre, oui.

 

Elle continuait à me regarder. Elle ne disait pas un mot.

J’ai arrêté la douche et me suis laissé sécher dans le vent doux. Elle a alors laissé tomber sa robe légère à ses pieds, et l’a enjambée pour prendre ma place sous l’eau. Son corps était aussi souple et léger que sa robe. Il y avait toute une forme d’élasticité et de détente qui émergeait de ses mouvements.

Elle n’avait pas un corps fantastique, mais ferme. Les fesses étaient bien rondes, les seins aussi, bien tenus. Des jambes longues, mais sportives. Ventre plat. Le cou tendu, et le visage aux traits fins – très mignonne. Elle a passé ses mains en remontant le long de son corps, et lissé ses cheveux vers l’arrière, ses yeux plantés dans les miens, cherchant à deviner mes pensées. La clarté de ses pupilles m’a sauté au visage, comme la preuve d’une transparence de tout son être. Dans un seul regard, on semblait me dire : « Tu as tout compris de moi ». Elle n’avait pratiquement pas de poils sur le corps, excepté ses cheveux, fournis, et son pubis couvert d’un mince duvet. Elle était d’une beauté renversante. Elle venait de saisir cette dernière pensée et éclata de rire, détournant enfin son regard pour couper l’eau.

 

En chemin, après s’être rhabillés et décidés à bouger, elle m’a pris la main sur les rochers et s’est décidée à m’adresser la parole (enfin !) :

— Parle-moi de toi, ça m’intéresse, a-t-elle lâché.

— Moi ? Qu’est-ce que tu veux que je te dise sur moi ? Y’a rien d’intéressant…

— Mmh-mmh, pas vrai. Les gens sont importants autant par leurs actes que par leurs paroles. Tu m’as montré que tu pouvais être un type d’action, mais qui es-tu vraiment ? D’où viens-tu ?

Qui j’étais ? Mais j’en avais pas la moindre foutue idée, ma belle ! Est-ce que je ne lui avais pas sauvé la vie à peine une journée auparavant ? Est-ce que ça ne lui suffisait pas pour savoir de quel côté j’étais ? Mais merde ! Qu’est-ce qu’elles avaient toutes à toujours vouloir tout savoir plus vite que le temps ne le permettait, et en plus sans volonté précise ? Et celle-là, je ne la connaissais que depuis vingt-quatre heures…

— Tu sais juste pas quoi dire à propos de toi, a-t-elle continué. Je sais quel est ton problème…

— J’ai pas de problèmes, ai-je rétorqué.

— Si, t’as un problème, et je sais lequel, a-t-elle assuré.

— J’ai pas de problème, et je ne veux pas l’entendre ! ai-je presque hurlé.

Je l’avais saisie par le coude et la tirais de force pour avancer plus vite.

— Tu sais pas comment t’exprimer toi-même. T’as jamais appris. T’as jamais osé expérimenter !

C’était vrai. Je n'avais jamais osé expérimenter. Je lui ai foutu une claque. Et on a continué à marcher.

Le sol était rocailleux, partout lorsqu’on sortait des villes, et d’autant plus qu’on se rapprochait des côtes. Personne n’habitait plus ici. Les villes avaient pris tellement d’importance partout dans le monde qu’on ne sortait plus que d’une pour rentrer dans une autre. Le sable et les rochers n’avaient plus aucun intérêt.

 

Nous sommes arrivés en haut de la falaise, après avoir gravi tous les rochers usés par le vent, et là, devant nous, se dressait une baraque. J’ai eu un mouvement de recul en la voyant, comme si c’était elle qui venait d’atterrir à nos pieds, alors que c’était nous qui venions de parvenir au sien.

La baraque était toute en bois, piquée par le sel de la mer toute proche. Elle semblait ne pas posséder de fondations et tenir là comme par miracle. De surcroît, c’était la seule construction de toute la zone rocheuse environnante, et la seule dans son genre sur toute la planète à mon avis. Il fallait être fou pour se soumettre aux aléas des éléments naturels, furieux sur ces côtes, et d’autant plus pour ne pas y préférer la sécurité aseptisée des villes agglutinées.

Deux étages la constituaient et un balcon de bois était tourné vers la mer. Sur le côté, une petite remise genre cabane à bois, en bois, était posée sur le sol rocheux et reliée au flanc de la bicoque par quelques équerres, pour uniformiser le tout dans un bloc. Le toit penchait.

Mais pas un craquement ne l’animait, on entendait que le vent souffler.

On est entré, évidemment.

Tout était vieux ; les murs étaient vieux, les sols étaient vieux, les meubles étaient vieux, toute la baraque sentait le vieux. On a fait les placards.

 

J’avais vraiment pas l’impression d’être à ma place, mais je savais pourquoi j’étais là : on avait faim et il fallait bien trouver quelques boîtes pour se nourrir. C’était déjà ça.

Je me voyais faire, je la regardais faire, j’entendais les placards s’ouvrir et se refermer en rythme, mais ça ne m’empêchait pas de me sentir dans cette maison comme face à une fille avec qui j’aurais rendez-vous : c’est moi qui suis venu, mais c’est elle qui s’est trompée de bonhomme. Enfin bref, chez moi nulle part, quoi.

— Rien, j’trouve rien, j’ai dit.

Le temps de me retourner, de voir la fille du vent les bras chargés de boîtes, elle a tout lâché par terre et j’ai entendu la complainte. Pendant qu’elle baissait les yeux sur ses boîtes, moi j’ai levé les yeux au plafond : ça venait du premier étage. Des rats ? Des baleines ? Des éléphants ? C’était entre le mugissement et les pleurs. Ça venait du fond des âges. La fille du vent restait pétrifiée sur ses boîtes (« ça vient peut-être de la cave », devait-elle se dire ? Il n’y avait pas de cave, évidemment ; on n’imaginait pas creuser la montagne pour y mettre des bouteilles au frais. Elle imaginait peut-être cela, elle, c’était peut-être son style ?).

Eh bien, oui, je suis monté. Je n’étais peut-être chez moi nulle part, mais je savais quoi faire dans toutes les situations, c’était ma force. L’odeur était plus forte, en haut. Un siècle d’objets, de meubles et de reliques était entassé au premier, ainsi qu’une bonne femme du même âge dans son pieu. Elle sanglotait. J’avais laissé la fille du vent en bas, mais, à la vue de cette petite vieille, je commençais à le regretter ; elle aurait pu me faire de l’air. La situation était désastreuse et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de la tourner en ridicule. Elle allait le devenir beaucoup plus.

— Il n’est jamais revenu, pleurnichait-elle.

Elle devait pleurer depuis si longtemps qu’elle n’avait plus de larmes, c’était juste un long soupir poussé avec une voix de basse, suivi par quelques haussements d’épaules dans un hoquet spasmodique.

— Il est parti et il n’est jamais revenu, répétait-elle, et elle haussait.

Je ne connaissais pas la vieille, je ne savais pas qui était "il" (son vieux ? Son fils ? Son chien ?), ça n’était pas ma baraque, et certains disaient qu’il y avait des jours où il valait mieux rester couché, enfin, ça dépendait pour qui.

— C’est son vieux, m’a annoncé une voix dans mon dos.

Je me suis retourné. C’était la fille du vent qui était arrivée derrière moi.

— Il est assis dans les toilettes et il est mort.

Pour moi, tout valait mieux que de rester couché, mais quand même.

 

J’aurais pu m’attendre à tout. Je pouvais croire que ce type-là avait été brûlé vif sur ses chiottes et que j’allais retrouver un cadavre marron, les organes liquéfiés répandus à terre, couleur de la merde. Je pouvais imaginer un meurtre de la pire violence, où on lui aurait serré le cou à pleines mains, avant de lui arracher la tête dans le même mouvement, faisant craquer les os pour les désassembler. Je me représentais même son vieux corps flapi et tout mou, lacéré de coups de rasoirs, le faisant saigner de ses dernières gouttes de vie, le vidant de son être. Mais je ne m’attendais pas à ça. Je suis allé jusqu’à la petite cabane à bois, qui leur servait de toilettes en fait (à l’extérieur, comme dans les films de vieux !), où l’homme s’était éteint. C’était juste misérable. Il était là, la tête bizarrement désarticulée, le cou brisé, en tombant en arrière sur la chasse d’eau. Coup du lapin. Il a eu moins de chance que certains ; lui n’avait pas eu le temps de remonter son pyjama.

J’avais la fille du vent dans mon dos, posée là, sans un souffle, un cadavre muet en face, déjà mort, et une vieille en haut qui n’allait pas tarder à l’être. J’étais à ma place nulle part, et en plus, je me sentais putain de seul. La vieille continuait à pleurer, mais cette fois non plus d’ignorance.

 

Le sable me paraissait plus simple. J’aurais pu faire exploser les montagnes, mais je voulais l’enterrer dignement, sous un tas, près de "chez lui". J’ai chargé le vieux sur mon épaule – une de mes larges épaules – et j’ai pris la pelle appuyée contre le mur dans l’autre main, une petite pelle qui devait leur servir à répandre le compost sur leurs excréments ; il n’y avait pas de tout à l’égout dans la montagne.

La descente a été très rapide : en un mouvement, j’étais à nouveau sur le sable. J’ai posé le vieux là, qui est resté assis, et j’ai creusé mon trou. Que croyez-vous que la fille fit ? Elle est arrivée juste après moi, comme un drapeau qu’on descend pour le plier sur le cercueil du mort, et elle s’est assise à côté de lui, dans la même position. J’avais l’impression d’avoir deux spectateurs face aux fouilles du Niagara. Et je pelletais.

J’y allais pas avec le dos de la cuillère ! Toute l’idiotie de la mort, ou plutôt de ce qui entourait la mort, me remontait au visage et je creusais avec violence. Qu’il soit mort ne me dérangeait pas beaucoup, je dois bien l’admettre. Mais la tronche de ce vieux sans son froc, et la tête de la femme sans son vieux ; il semblait parfaitement inutile que la terre ait à porter cela.

Je balançais le sable par-dessus mon épaule à grandes pelletées et je me demandais pourquoi la fille du vent restait aussi placidement immobile face à ces événements, auxquels elle ne laissait que sa présence finalement. Et pourquoi elle ne parlait pas ? Pourquoi elle était si seule ? Qui était sa famille ? Quelle était son histoire, à elle ? Je regardais cette fille à la beauté tranquille et je me rendais bien compte que si je m’étais posé les questions dans le bon ordre, j’aurais pu trouver les réponses évidentes, mais j’avais vraiment pas la tête à ça. Je ne lui avais en fait même pas posé de questions. Elle avait les yeux fixés sur le sable fin qui ne cessait de couler. Plus je pelletais et plus le sable venait s’étaler dans le trou que je venais de creuser, le recouvrant et l’égalisant dans ce mouvement perpétuel qu’engendre la nature pour se protéger. J’aurais voulu creuser dans le sable dur, si seulement il n’y avait pas eu ces satanées barrières électriques.

Là, j’ai craqué, je dois l’avouer. Je me suis demandé une seconde pourquoi je ne balancerais pas tout simplement ce vieux croûton par-dessus les barrières. Après tout, elles étaient faites pour ça, pour assainir la plage et faire disparaître tout déchet, non ? C’était même plus sain !

Mais non. Eut-elle saisi cette pensée ? La fille du vent s’est penchée sur le sable pour en écarter le trop fin, sur une large surface, que je puisse continuer à creuser utilement. De toute manière, j’avais pas très envie de jouer les sains.

À force de creuser, et le sable de s’effondrer, le bonhomme a subitement glissé avec la coulée et est tombé dans le trou, à la grande stupeur de la fille qui s’est redressée comme si un gêneur venait la perturber dans son activité. Deux secondes pour réaliser que ce trou était effectivement destiné à la personne qui venait d’y plonger, et j’ai rebouché le tout en trois coups de pelles.

On a remonté la colline, on a chouré quelques boîtes, et on s’est taillé.

La baraque était sur la colline, la vieille dans son lit, le vieux sous son petit monticule dans le sable, et en quelques pas nous fûmes déjà loin de tout ça.


 

 

B

Kilomètre 7, baraque en briques blanches sur coin gauche, anse tordue sur escalier, marches, hôtel, façade droite, passage du carrefour, regarder à gauche après le premier mètre d’engagement, enfoncer la pédale des gaz, coup d’œil dans le rétro, personne derrière comme d’habitude en plein après-midi, poser le clignotant à droite, pour personne, et faire un court arrêt à la borne 18 "Ferret". Ouverture automatique des portes.

Du haut de son fauteuil moulé, Oscar voyait défiler le monde, toujours le même, celui s’étendant du kilomètre 0 au kilomètre 28, et du 28 au 0. Toujours le même bus, toujours le même trajet, toujours la même routine et les mêmes faces d’abrutis pour monter dans les transports en commun.

Derrière sa cage en vitres plastiques, Oscar s’en foutrait pas mal de la tête des gens auxquels il ne pouvait même plus parler – pour sa propre protection se rappela-t-il – si seulement il avait autre chose à faire.

Il avait déjà tout fait sur son siège, ressassé toutes les pensées, fait toutes les critiques au monde, inventé toutes les idées, imaginé les bonnes réparties qu’il aurait dû utiliser s’il y avait pensé, repassé toutes les répliques de sa femme depuis qu’elle le détestait.

Maintenant il s’en foutait, il attendait l’âge de la retraite, plus pour longtemps, et regardait passer les gens et sonner le faisceau.

Il avait tout vécu, se dit-il, il se souvenait encore de tout précisément. Il avait vu toutes les innovations technologiques modernes venir se resserrer petit à petit autour de lui, et senti sa gorge comme prise dans un étau. Aujourd’hui, il se protégeait du monde par ses vitres en plastique et le faisceau l’assurait d’un gong léger que chaque utilisateur acquitta bien le prix de son titre de transport.

Curieux ce faisceau… Innovation très à la mode il y avait vingt-quatre ans exactement. Il s’en souvenait, une société de monopole avait trouvé des applications multiples aux faisceaux électriques qui, par leurs puissances variées, pouvaient servir à un peu n’importe quoi. Lui aussi en hérita d’un dans son dos.

Il le testa la première fois : sensation très curieuse, comme un fourmillement léger, mais qui vous faisait dresser les cheveux sur la tête, et le petit "ping" qui suivait. Il paraissait qu’en cas de non-paiement, le client était immédiatement électrocuté et, par la force, éjecté du bus. Jamais vu ça fonctionner, mais un collègue le lui avait raconté, amusé.

Lui, Oscar, il eut préféré ne pas avoir à subir cette honte aussi.

« Encore 28-n kilomètres », fut la seule pensée qui l’anima encore à cette heure. « Quand on aime on ne compte pas », mais il y avait perpette qu’Oscar n’aimait plus. Plus rien. Sauf les travaux qui l’obligeaient à changer d’itinéraire, et les clients qui beuglaient à l’arrière. Mais c’était fini aussi, les clients ne gueulaient plus.

Kilomètre 13. Façade de parpaings gris, longer le renfoncement, coup d’œil dans le rétro, vide pour changer. Poser le clignotant et se rabattre. Le bus freina de lui-même et ouvrit ses portes automatiquement. Borne 27 "J.Olivet".

— La routine, cette pute de routine, cette pute de bonne femme, et pas une que je pourrais baiser ici !

Le système était très con : à l’approche d’une borne numérotée correspondant au chemin du bus, un signal radio guidait le bus à se ranger à un millimètre du trottoir, le freinait tout en douceur grâce au système de régulation optimisé par ordinateur et lui faisait ouvrir les portes dès arrêt. Oscar voyait les portes se fermer quand l’œil électronique n’enregistrait plus d’entrées et le frein se relâcher, lui permettant d’accélérer et conduire son véhicule à ce qui lui restait de guise. Oscar eut pu en réciter le fonctionnement à la virgule près ; il l’avait scotché sur sa console.

Mais ce qui devait arriver aujourd’hui n’était en rien commun aux autres jours, ni à aucun de tous ceux que put connaître Oscar, chauffeur de bus.

Alors que rien ne le laissa prévoir, entre la borne 32 et 33 du kilomètre 17, le bus se rangea posément contre la bordure, le frein freina et la porte s’ouvrit sur quatre types masqués de noir.

Les quatre types pénétrèrent dans l’habitacle, prenant bien garde de ne pas aller jusqu’au faisceau électrique, qui finalement les protégeait de toute action débile d’un passager, et réclamèrent la recette.

— L’argent est automatisé, j’y ai pas accès, assura Oscar.

— T’y as accès pour rendre la monnaie et retirer les fausses pièces, tu l’ouvres et tu nous balances la somme, répondit le premier gaillard aussi sûr de lui que s’il avait conçu l’appareil.

Les portes se refermèrent, le frein se relâcha et Oscar dut reprendre sa conduite vers le kilomètre 18 et la véritable borne 33. Dans le trajet rectiligne du bus en mouvement, Oscar les mata en coin. Les deux types de devant le toisaient de leur cagoule, les deux derrière remuaient leur tête pour surveiller les mouvements environnants. Le premier des types tenait une vague boîte noire à la main – une télécommande – et la connerie de ce système de bornes radioguidées lui sembla être profonde tout à coup. Oscar s’en foutait, c’était pas son fric et la vitre le protégeait de toute agression.

— J’peux pas faire ça, j’ai pas le droit, rétorqua-t-il.

— C’est pas ton fric, t’en touches pas une miette et de toute façon ça change pas ton chèque à la fin du mois. Tu l’ouvres ou je l’arrache ! renchérit le plus balèze des quatre.

Le kilomètre 17 était le plus long sans étape, et les murs défilaient à la même vitesse régulière que s’il ne se passait rien de spécial. Oscar pensa avec mélancolie à la part des bénefs perso qu’il ne pourrait pas prélever pour aller jouer, comme il le faisait chaque semaine de manière aléatoire, pour ne pas se faire repérer.

Le gros type allait attaquer la caisse de transaction qui était encastrée dans la vitre en plastique, seul lien entre les deux mondes semblait-il.

— Bof, allez-y, répondit Oscar en poussant sur la caisse pour les laisser prendre l’argent eux-mêmes à pleines poignées.

Il les regarda perdre toute notion de surveillance et remplir des sacs bruns de monnaie, pendant que lui-même dut poursuivre sa route coûte que coûte, et ne prêter à cet événement qu’une attention marginale.

Les quatre gars firent un boucan d’enfer. C’est vrai que la caisse était bien pleine après une semaine.

Borne 33, enfin, le bus ralentit, se rangea le long de la bordure, le frein se serra et les portes s’ouvrirent. Les quatre se jetèrent dans la foule des entrants, les traversèrent, bousculèrent et partirent en courant, dans les ruelles.

Oscar fut un peu soulagé. Surtout de n’être pas la cause cette semaine du prélèvement pirate, et surtout de sentir encore son petit cœur battre dans l’attente de ce qui allait arriver. Car ça allait arriver, il le savait avec certitude et était le seul à le savoir. La connaissance, petit, la connaissance…

Le bus poursuivit sa route, normalement, et Oscar avait ramené la caisse à lui. Les passagers s’entassèrent de plus en plus et, ne parlant jamais, ne parlèrent pas.

Kilomètre 23, kilomètre 24… Borne 57, 58, 59… Oscar sentit poindre le sourire sur ses lèvres, il était comme un volcan prêt à entrer en éruption, tentant difficilement de se contenir encore pour le meilleur moment. Kilomètre 27, borne 70, borne 71. On touchait au kilomètre 28, dernière borne, dernier arrêt avant le retour du bus dans l’autre sens ; le plus important, le plus fréquenté, là où tout le monde descendait, l’arrêt à la borne… 72 ! Le bus ne ralentit pas, le bus ne se rangea pas, le bus ne s’arrêta pas ! Il passa devant la borne 72 et fit demi-tour pour repartir dans l’autre sens vers la borne 71 du kilomètre 27 sous l’œil éberlué de la montagne de voyageurs.

L’autre montagne, à l’avant, explosa : Oscar éclata de rire et se tordit en quatre sur son haut siège. Le programme de conduite du bus était prévu pour 72 arrêts, les portes n’étaient prévues que pour s’ouvrir 72 fois sur chaque trajet. Cette merveille de sécurité fit hurler les passagers, qui levèrent le poing et invectivèrent le chauffeur.

Le chauffeur jubilait, son petit cœur battant du plaisir tout neuf.

Il conduira son bus jusqu’à la prochaine borne, c’est son boulot ! Et il se tordra encore de rire !


 

 

3

Si on m’avait dit qu’il allait me falloir marcher autant, autant pour fuir et pour arriver en même temps, je n’aurais rien voulu entendre, je n’aurais même pas imaginé que les étendues de terre vide pouvaient être encore aussi vastes à l’heure actuelle. Il m’avait fallu le voir pour le croire.

On a marché pendant des heures, des jours peut-être, juste pour rejoindre une ville, n’importe laquelle, juste pour entrer quelque part, et se mettre à l’abri dans la foule du jour.

Je m’étais pris d’une affection toute particulière pour la fille du vent. Peut-être tout simplement parce qu’elle était bien faite, puisqu’on n’avait pas échangé plus de trois mots depuis que je la connaissais. Et pourtant c’était bien le terme ; faute de parler, on s’était écouté, on s’était regardé, je l’avais vue être plus que paraître et elle était comme ça, comme je la voyais. Il n’y avait pas à tergiverser.

Quand on est arrivé devant la porte de la première ville, elle m’a encore adressé la parole :

— Parle-moi de toi, elle a demandé comme si c’était la première fois.

— Y’a rien à dire sur moi, j’ai répondu un peu sèchement.

Et c’était vrai.

— T’étais comment quand tu étais enfant ? Ça a été quoi ton premier mot ?

Elle me faisait l’effet d’une jeune fille violée, qui ne sait plus rien sur le monde, et re-essaie de l’apprendre par la base, la vraie.

— Rien. Mon premier mot, ça a été « rien ». Quand je ne parlais pas encore, et qu’on avait des invités qui venaient me chatouiller le menton pour me faire parler, ma mère levait les bras au ciel en implorant : « Rien ! Ce gosse ne dit jamais rien ! » Alors mon premier mot, forcément, ça a été : « RIEN » !

Elle riait, un rire franc, tout neuf.

 

Fallait pas qu’on me la retire, cette fille. Fallait pas qu’on lui fasse le moindre mal, ou alors ça aller saigner, et leur putain de planète "Terre", je la leur ferai sauter à coups de poing.


 

 

C

Une bombe explosa dans le quartier sud du D.C. Presque immédiatement, ce fut la carambolade dans les rues et finalement on vit deux voitures se détacher de la foule et s’arracher aux décombres pour se poursuivre.

Devant : les voleurs, derrière : la police.

La police a toujours été derrière tout ; elle a été derrière les malfaiteurs, elle a été derrière les crimes, elle a été derrière tout ce qu’il y avait de gros et de cher dans le monde, elle avait même été derrière le cul des plus belles filles. Tout ce qu’il y avait de sale, de louche, de pas net, on pouvait être sûr en ferrant la ligne de trouver un flic posté à l’hameçon. Mais jamais devant.

La voiture des poseurs de bombes fila à toute vitesse, se frayant un chemin dans la circulation, pourtant dense à cette heure entre chien et loup. La police suivit, profitant de la tranchée. On avait retiré les sirènes sur les voitures de flics, ça servait en fait plus aux types devant.

Quand on enclenchait la sirène, toute la circulation se ralentissait par prudence bloquant toute poursuite, ou s’arrêtait carrément ce qui était pire, car alors les bandits profitaient du passage pour filer dans leur auto de course et se planquer dans les petits endroits paumés, où la police pouvait passer 100 fois sans jamais ne rien repérer. C’était trop simple, c’était comme se mettre une pancarte dans le dos qui dirait : « botte-moi le cul » ! Au lieu de ça, on avait remplacé les pare-chocs par des barres antichocs, rembourré portes et ailes en dur et impliable, prévu des arceaux de sécurité dans le bolide et gonflé le moteur comme un cheval de course. Une voiture blindée et aussi inarrêtable qu’un rhinocéros au galop.

La bombe finissait de répandre ses cendres un peu partout et les bolides filaient toujours plus vite dans la circulation compacte. À cette vitesse, les deux voitures sentaient à peine les ébrèchements qu’ils faisaient subir aux autres véhicules.

Les faits étaient clairs : les malfaiteurs avaient fait sauter l’immeuble d’une banque en entier, espérant expulser le coffre et l‘ouvrir par la même occasion. Complètement débile. Le coffre avait effectivement été propulsé, mais était retombé intact sur les débris, écrasant encore un peu plus ce qui aurait survécu, et s’était posé là intact, gros comme deux étages, en une seule pièce. Tout ce qui avait été dispersé n’était finalement que réserves de guichets, assez conséquentes tout de même, et porte-monnaie d’employés ou de clients. Rien que de la petite broutille, impossible à ramasser en fait tant tout avait été volatilisé, et pourtant rien que cela aurait pu déjà mettre à l’abri du besoin toute une colonie de vacances, chefs et cuisiniers compris.

Le flic à la place du mort était sorti par la vitre basculante et avait posé son flingue en appui sur le toit de la voiture en mouvement. Posément, comme s’il n’allait tirer qu’un coup fatal, il mit la voiture poursuivie en joue et tira. Il tira douze coups de suite, sans s’arrêter, sans même se repositionner, dans la même direction, et ce n’est qu’au douzième coup que la voiture en face capota et tourna presque comme involontairement dans une ruelle à droite. La bagnole des flics suivit, lui toujours en position. Une fois engagé dans la ruelle, il tira encore plus de dix coups sans s’interrompre, les balles se répercutant dans un écho assourdissant sur les parois des maisons agglutinées. Le pneu de la voiture en face avait explosé et les voleurs poussèrent leur moteur à fond, espérant compenser leur manque d’équilibre par une vitesse redoublée. La voiture des flics se rapprocha pourtant rapidement, et l’enfonça par-derrière, comme d’habitude, dangereusement.

Le flic, ayant la tête du type à portée de sa vue appauvrie par des lunettes de combat, flingua à tout va dans sa direction. La tête du conducteur explosa au premier coup et la voiture fit encore une embardée. Le second, parce qu’ils étaient deux, essaya de s’extirper par la portière entrouverte qui se reclaqua sur lui à la rencontre du premier mur contre lequel la voiture percuta. Dans le bain de sang qui était le sien, le second essaya de s’éjecter par le pare-brise éclaté, pendant que le flic sautait au bas de sa portière où il était juché avant que sa propre voiture ne fût complètement immobilisée.

En trois pas, un criminel pris pour ce qu’il était se retrouva en joue directe avec le représentant en chaire et en os d’un bouquin de texte qu’on appelait la loi.

Premier réflexe, il leva les mains derrière la tête et y sentit le sang sous la pression de ses doigts. Deuxième réflexe, il plongea une dernière fois dans l’habitacle pour se protéger et espérer saisir une arme qui s’y trouverait. Il n’eut pas fait un quart de tour sur lui-même que l’inspecteur lui envoya tout son chargeur dans la gueule, criblant de balles un corps déjà officiellement mort.

« Il ne restera plus qu’à l’enterrer », pensa le flic en laissant sonner les douilles vides de ses balles sur le pavé.


 

 

4

L’enfer, c’était quelque chose de flou qui se trouvait bien sur terre.

Ce n’était pas se retrouver en criminel ou derrière des barreaux, ce n’était pas souffrir mille morts avant d’en finir, l’enfer c’était de se réveiller chaque matin sans savoir pourquoi on restait là.

Et aujourd’hui, en passant les portes de la ville inconnue, mais qui ressemblait à tout le reste finalement, j’avais la parfaite sensation de ce que pouvait être l’enfer, pour les autres. Moi je serrais la petite main, douce et docile, et je lui montrais la vie.

Je ne lui avais pas encore dit que j’étais un fugitif, mais ne l’était-elle pas aussi ? On est entré dans la ville et on a maté toutes ces têtes de pignoufs. Ils semblaient tous préoccupés à marcher dans les rues étroites qui s’offraient à eux. Les maisons s’étaient entassé les unes aux côtés des autres et on avait du mal à distinguer les commerçants des résidents. Outre le bruit incessant des véhicules en tout genre qui parcouraient les villes en tous sens, et qui mettaient de l’animation en plus des bruits courants de la rue, les mouvements accélérés jouaient avec les yeux comme le son avec les oreilles. Un cirque en mouvement.

Moi je m’en foutais, j’avais comme des boules Quiès dans les oreilles, et j’évoluais dans cet univers cotonneux comme à mon habitude : au radar.

Je montrais du doigt quelques endroits remarquables à la fille, qui y posait ses yeux sans me dire ce qu’elle en pensait, si même seulement elle les voyait.

J’ai regardé cette fille pour au moins la cent-unième fois, dans son déplacement souple. Elle tournait la tête lentement de droite ou de gauche, pour se remplir les pupilles. Elle déambulait librement dans les ruelles, flottant toujours dans sa robe d’été. Parfois ramenant une mèche derrière l’oreille, d’autres fois ajustant un pli à son vêtement. Je regardais ses pieds aussi qui dépassaient, et qui se posaient gracieusement sur le sol. Il n’y avait pas de phénomène d’écrasement chez cette fille, toutes les parties de son corps semblaient voler, et son esprit libre de les suivre. Quand elle se retournait, ce sont des yeux brillants qui me regardaient, alors que son visage ne dépeignait ni surprise ni anxiété.

Quand on a une fille pareille en face de soi, comment voulez-vous ne pas avoir de haine terrible pour le monde entier ? À moins que ce ne soit de l’amour finalement.

 

En traversant cette ville, je me suis aperçu qu’on était tout simplement en train de se diriger vers la forêt suivante. Je savais qu’il y en avait encore trois actuellement. La première on en venait, et dans quelques jours elle ferait partie du passé d’un petit nombre de gens, dont nous. Il en restait donc deux, et je n’avais pas la moindre idée d’où cela pouvait-il se trouver. Et il n’y avait rien qui nous disait qu’en allant tout droit on allait finalement y arriver.

Tout ceci m’a paru si loin, et si éloigné dans mes souvenirs passés, qu’il m’a fallu m’arrêter.

— Moi, je m’arrête, j’ai dit.

— …

— Tu veux boire un verre ?

J’ai repéré un café-terrasse dans une rue piétonne assez fréquentée, et on s’est assis.

— Waouh, c’est bon, a-t-elle lâché dans un souffle.

— Et ça n’est rien à côté de ce que c’est de boire un verre en regardant les gens. Attends et admire ! j’ai dit.

La conversation a démarré comme ça, en attendant les verres. Elle m’a parlé de ses amis, avec qui elle allait souvent prendre des verres au café, elle m’a parlé des pique-niques qu’ils se faisaient en plein bois derrière chez elle. Elle m’a parlé de ses parents à qui appartenaient la maison, et tous les souvenirs d’eux-mêmes qu’ils avaient mis un par un à l’intérieur. On a parlé de nos enfances, comparant un peu quel genre de vie on avait eue tous les deux, juste par quelques anecdotes. Elle m’a parlé encore de ses amis, avec qui elle aimait plonger dans le lac, nus, dans la nuit, elle m’a même parlé sans rougir des nuits qu’ils passaient à plusieurs dans le lac, puis remontant sur la rive pour s’y sécher et se serrer les uns sur les autres pour échanger des caresses, toutes douces ou très profondes, avec les filles et les garçons qu’elle connaissait presque par cœur. Pendant tout ce temps, on a repris verre sur verre, enchaînant cocktail frais sur cocktail frais, de fruits et d’alcools. L’ambiance était on ne peut plus délassante, on était bien.

Sourire heureux aux lèvres, verre à la main, on regardait les gens filer à nos côtés.

— J’ai envie de faire une course ! s’est-elle écriée soudain en se levant, les mains posées à plat sur la table.

— Eh bien va, je t’attends ici, j’ai dit. Ou alors je reviens, t’inquiète pas.

Elle s’est penchée par au-dessus de la table et m’a laissé un baiser léger sur les lèvres, très amical.

— OK, elle a dit.

 

C’est incroyable comme les gens pouvaient jouer avec leurs mains. Ici, c’était un assemblage compliqué de doigts pour exécuter un mouvement d’apparence simple, là c’était des mains molles et sans vie, figées dans leur mouvement de repos, et qui se promenaient à bout de bras dans la rue. Je n’étais pas persuadé qu’il y ait grand-chose à voir dans cette ville, tout autant dortoir que commerçante, mais je voulais vraiment voir, et savoir… Qu’était une ville à l’heure actuelle, et surtout depuis deux ans que l’armée me maintenait dans un édifice d’illusions en retrait du monde ?

C’était juste moche, tout était moche, ici. Des espèces d’édifices en béton, qui semblaient battis sur des restes plus anciens, des architectures usées et dépassées, des charpentes de bois et de métal, bancales et tordues. Chaque maison, construite sur plusieurs étages, avait fini par ressembler à des immeubles. Leur étroitesse rappelait les appartements du siècle dernier, et leur inclinaison faisait croire qu’elles ne passeraient pas ce siècle-ci. Tout était de travers, chaque "immeuble" ne faisait que se pencher sur son bâtiment voisin, l’écrasant un peu plus et le repoussant aux confins de ses fondements. Quand ils ne penchaient pas l’un sur l’autre, ils basculaient vers l’avant ou vers l’arrière, mettant en scène un univers serré et cloisonné de blocs de béton crasseux qui s’écrasaient comme des danseuses dans la mêlée. Un foutoir pas possible, une organisation inexistante, juste construire pour s’approprier un bout de terrain, un logement, un commerce, quelque chose, et finalement le transformer en ce que tout le monde en a déjà fait : une ville de merde.

C’était moche, vraiment moche à en pleurer, j’hésitais à me frotter aux murs de peur de me salir, ou de voir tout s’écrouler. La place sur les trottoirs avait été réduite, et finalement il m’était plus facile d’évoluer dans la rue que sur les voies piétonnes.

Les gens s’entassaient là par milliers, marchaient tous à la même cadence, raisonnable et habituelle.

Les commerces, même s’ils ne se ressemblaient pas et apportaient sans doute cette unique touche d’originalité à la ville, avaient fini par abonder partout et dépasser les limites de la perception. J’étais perdu, moi, dans cette ville "nouvelle".

C’était la même, la même que partout, mais il n’y avait rien pour moi ici.

L’affluence du béton n’était pas condamnable en soi, et je me souvenais d’endroits qui en étaient bourrés, et qui pourtant ne me révulsaient pas ; j’arrivais à en prendre le meilleur, et à m’y plaire vraiment. Ici, je n’aurais pas su définir pourquoi précisément, mais je n’aimais pas, c’est tout.

Fallait-il vraiment y mettre un concept quand un sentiment était présent ?

 

J’ai angoissé pendant pas mal de temps. Jusqu’à ce qu’il me parût évident qu’elle ne reviendrait pas ce soir. Elle vivait sa vie après tout, ça m’a juste fait bizarre que ce soit si vite. J’ai attendu toute la soirée devant le café, et j’ai accompagné le mouvement du soleil en déclin en vidant graduellement mon verre. Puis le café a fermé, la nuit s’est installée, les piétons se sont raréfiés pour me laisser à mon attente. Ce qu’il y avait d’insupportable, c’est que mon esprit était incapable de s’intéresser à autre chose en attendant. Focalisé.

En plein milieu de la nuit, quand même la raison n’est plus arrivée à formuler d’excuses, je suis retourné dans les rues plus basses dans un hôtel qui louait des chambres à l’heure pour me reposer quelques heures. Je ne voulais pas penser. Je ne l’avais pas perdue.

Le lendemain matin, chant du coq (adage de la grand-mère), je me suis réveillé avec l’unique idée en tête de retourner tenir la garde devant mon café, et n’en pas bouger jusqu’à ce qu’une meilleure idée ne m’arrive.

Elle était là !

Elle s’appuyait contre le mur, l’air d’une fille qu’on va remarquer si elle attend sagement là, et c’est moi qui l’ai affrontée.

— J’ai rencontré un type bizarre, m’a-t-elle dit. J’étais en train d’admirer l’intérieur d’une vitrine et il m’a proposé de me les faire essayer, qu’il me les paierait si ça me plaisait. J’avais pas envie de posséder ces robes, mais j’avais envie de savoir pourquoi il faisait ça, et puis aussi j’avais envie de faire comme du magasinage quand on sait qu’on ne va rien acheter. Alors j’ai essayé. Lui, il me regardait et commentait. Je n’aimais pas son regard sur moi, son jugement de tous les instants. J’ai tout claqué sur le comptoir et suis partie. Il m’a suivie et m’a proposé un verre pour me calmer. Et ensuite, on a rencontré ses amis pas loin qui faisaient une soirée. Je leur ai expliqué que je devais rentrer, mais ils ont promis que c’était juste pour boire un coup rapide et écouter de la musique. Ils avaient l’air sympa, vraiment, j’ai suivi. On a passé la nuit assis, à boire des coups et à alimenter le feu – ils avaient fait un feu. Et puis ils ont raconté des histoires. Honnêtement, j’ai pas vu le temps passer. Je savais que t’étais là, mais…

La ville était sinistre, on l’a visitée un peu au milieu de la nuit, j’avais qu’une envie c’était de revenir au squat pour m’asseoir et pas regarder ailleurs. Mais ensuite, avec toutes les bières qu’ils ont descendues, ils sont devenus plus lourds, plus critiques, juste vulgaires, pas intéressants quoi, ils étaient redevenus comme tout le monde et finalement aussi intégrés à cette ville que la poussière sur les maisons grises. C’était leur vie, ils en faisaient partie. Et c’était eux qui la faisaient.

À partir de là, j’ai pas aimé, j’ai dit que je me barrais, et je suis revenue ici, à t’attendre.

J’ai juste écouté. J’aime bien quand une personne me trouve assez de valeur pour me raconter ses impressions sans se foutre de moi. J’aimais bien l’écouter, elle.

— J’aime pas quand les gens critiquent leur propre vie. C’est trop plein de désespoir, elle a ajouté.

Fallait pas qu’on reste ici non plus. On n’était pas fait l’un plus que l’autre pour cette ville, pour les gens dehors. Fallait qu’on continue, toujours tout droit. Fallait qu’on arrive à ces forêts, fallait qu’on trouve notre monde.

Même si celui que nous allions trouver ne serait pas le même pour elle et pour moi.

 

D

— Un billet s’il vous plaît. Fin du mois, le vingt-huit.

— Bonjour Madame. Quelle destination ?

— Eh bien, je voudrais me rendre à Philhorton. Je suppose que le direct pour Nindra sera le plus simple, je prendrai le taxi après… ?

— Nindra est en effet la gare la plus proche, mais puis-je cependant vous suggérer un direct pour Bourgestream ? La voie est plus longue, mais alors le convoi prend plus de vitesse et ainsi vous pourriez gagner une heure sur le transport, même si cela vous coûte un peu plus cher de taxi…

—… Oui, d’accord.

— Fumeuse, non-fumeuse ?

— Non-fumeuse.

— Fenêtre, couloir ?

— Couloir, j’aime pouvoir bouger.

— Vous êtes droitière ? Gauchère ?

— Gauchère.

— Vous êtes la première à réserver sur le trajet, voulez-vous être inscrite en aléatoire ?

 

Les rencontres de la vie. Pour qu’elles soient "authentiques", il fallait qu’elles se passent dans le jeu quotidien de la vie. Idée fumeuse. Reprise à bon escient par la plus grande compagnie aujourd’hui de chemins de fer, qui demanda à scanner la photo de chaque individu à l’achat d’un billet. Si cette personne désirait figurer dans la liste rouge, sa requête expresse devait être suivie par le paiement d’un supplément substantiel, variable selon la longueur du trajet.

Pour le placement, il était alors possible de demander fenêtre ou non, fumeur ou non, et choisir le faciès de son ou sa future voisine. Afin de pimenter le jeu, il était même possible de faire intervenir le choix aléatoire dans les visages inconnus figurant en liste rouge.

Bien évidemment, une restriction était faite pour les gens mariés, catégorie rose, à part, qui ne seraient pas concernés par les dispositions précédentes. À moins qu’ils en fassent la demande à titre personnel, moyennant supplément.

Pour les femmes, catégorie de la population ayant su montrer son originalité émotionnelle et la force de sa volonté sentimentale, un jeu encore plus pervers s’installa – les hommes en étaient définitivement exclus, ils seraient poursuivis pour harcèlement sexuel : un service, vraiment hors de prix, leur fut proposé, leur laissant le choix dans la liste rose, celle réservée aux personnes mariées, et de s’y choisir un partenaire de voyage. À ses propres risques évidemment. Les hommes trouvèrent cela injuste, enfin certains.

La compagnie déclina toute responsabilité quant à l’utilisation qui pouvait être faite des services qu’elle proposait à ses clients, comme de juste.

La partie suivante du voyage allait être bien moins amusante.

Heure du départ, les voyageurs entraient dans leur wagon, et s’asseyaient à leur siège. Le train démarrait, le contrôleur ouvrait le micro général et souhaitait la bienvenue à ses clients : « Mesdames et Messieurs, vous êtes à bord du rapide… qui sera sans escales jusqu’à… Heure d’arrivée prévue à… Je vous demanderais de bien vouloir placer le poignet dont vous ne vous servez pas pour écrire sur les appuis-coudes, nous allons procéder au contrôle des billets. Merci. » Tous se plaçaient. Lentement, un arceau de métal sortait de l’accoudoir et venait se refermer sur le poignet inutile, immobilisant son passager. Pendant que les yeux, les oreilles, et parfois déjà les bouches, se cherchaient, les contrôleurs passaient et traquaient indubitablement tout contrevenant, demandant alors que soit signé immédiatement un chèque d’amende de sa main habile et libre.

Les resquilleurs étaient punis, les passions s’étaient déchaînées sous l’emprise de la menotte, et c’était parti pour le grand jeu de la vie !

 

En 2027, le ministre des Transports de l’époque devait déclarer, indigné : « Le train n’est plus un fantasme, c’est une boîte à partouzes ! »

Oui…


 

 

5

Commençait alors la lente traversée de la ville. Je n’ai connu que ça de toute mon enfance et, curieusement, ce sont les moments passés en compagnie des arbres ou de l’eau qui m’ont le plus marqué. Les villes, il m’a fallu me les taper pendant toutes ces années, je les connaissais par cœur maintenant, et il me fallait encore les affronter aujourd’hui, pour une dernière traversée peut-être… ?

À l’entendre, la fille du vent n’avait vécu que dans sa forêt, en compagnie de ses parents. Et pourtant, elle avait bien dû aller à l’école quelque part, trouver ses amis à un endroit ou un autre…

Les murs gris défilaient au rythme de nos pas. Sans doute le bitume sous nos pieds avait-il suivi la forme de la nature au-dessous, puisque les rues et les allées montaient puis descendaient parfois, se courbaient et s’incurvaient, s’embranchaient et débouchaient soudain, repartaient et fuyaient au loin, toujours.

Mais était-ce vraiment de la vie en dessous, et non pas des stationnements ou des tunnels ? Toutes ces voies étaient bordées de longs bâtiments monochromes, d’immeubles en maisons rectilignes et carrées.

Nous avancions dans ce paysage côte à côte, nos bras s’effleurant parfois, nos voix se mêlant constamment. J’avais le sentiment en l’écoutant que cette fille savait ce qu’était une vraie famille, et que la petite parenthèse dont j’avais été gratifié n’était qu’une esquisse toute naissante qui aurait pu devenir plus grande et plus colorée. Elle avait pris le temps, elle se remémorait toutes ses soirées passées en compagnie de ses parents, assise sur le parquet, le menton sur ses genoux, à écouter les histoires merveilleuses de voyages et les gens magnifiques de l’autre bout du monde, à discuter de la vie telle qu’on se l’inventait pour la vivre, constamment baignée dans les contes de fées qu’elle s’imaginait, alimentés par les récits de son père et le regard bienveillant de sa mère. Ses copains devaient être dans le même style, des sortes de babas cool bénis par leurs pairs. Ils ne semblaient pas former un moule pourtant ; tous ses amis étaient bien identifiables, chacun avait sa particularité et personne ne la lui contestait. Ils semblaient former un groupe d’amis, de respect de stimulations perpétuelles. Elle m’a passé par le menu chacun de ses acolytes, sans en faire une fiche descriptive pourtant, mais simplement en passant d’une anecdote à l’autre. Ses amis étaient la ligne directrice de toute sa vie.

Nous étions séparés de la route tantôt par des barrières de métal gris, tantôt par des blocs de béton moulé et peint. Les voitures passaient et repassaient dans les deux sens à quelques centimètres de nous, mais leur bruit incessant avait fini par disparaître dans la nuée et seule nous restait une vague de brouhaha en fond. Les oreilles, parfois, ont tendance à réorganiser cette hiérarchie dans les sons, privilégiant le plus intéressant à l’attention première. J’aime ça.

J’écoutais la fille du vent et tout le reste me passait par-dessus la tête.

Très souvent, elle sollicitait mes réactions, réclamait mon avis, que je donnais spontanément. Notre discussion était empreinte de ces petits mots et courtes réflexions dont j’étais assez friand, surtout lorsque je savais qu’ils étaient perçus à leur juste valeur par leur interlocuteur, et là c’était vraiment le cas. Le bonheur de cette discussion ! De la fraîcheur, de la vérité, de l’humain profond. Tout ce que j’adore !

Petit à petit, on avançait.

Sur notre route, on rencontrait à intervalles réguliers les supermarchés ou les bars nécessaires à nos pauses. Le soir, lorsqu’on était fatigué, et que la douceur de la nuit ne nous invitait pas à rester dans son enveloppe faite de chaleur et d’ombre, on se rabattait sur les petits hôtels des rues, et on y prenait une bonne douche. L’intimité des premiers jours ne s’était pas renouvelée, et c’était chacun à son tour, même s’il n’y avait aucune gêne pour moi ou elle à se balader juste avec une serviette sur la taille, le temps d’échanger nos places.

Non, en fait ces jours étaient plutôt paisibles, tant pour l’établissement de notre relation que pour la pénible traversée de "la ville". De la ville, c’était tout ce qu’il y avait à présent. Une seule ville, immense, qui recouvrait tout un monde. Cette ville sentait la poussière...


 

 

E

Blacks, beurs, indiens, niaks et blancs becs composaient la bande V. À eux cinq, ils rivalisaient d’ambiance face à n’importe quel autre groupe organisé. Dans la ville, ils étaient les caïds. À l’heure où les costards envahissant le jour rentraient, la bande V. prenait possession de la nuit. Les rues leur appartenaient, et parfois même ils agrandissaient leur territoire à quelques immeubles vides ou en passe de le devenir…

Ils se surnommaient eux-mêmes la bande d’arts et d’urgences, car ils remplissaient la ville de graffitis aux couleurs pleurantes, puis se barraient à toute vitesse dès que les poulets se mettaient à les courser. Pour les poursuivants, ils étaient simplement la bande V.

Défavorisés ou étiquetés comme tels, ces cinq jeunes marginaux étaient les gros durs du coin.

Ils se promenaient tard, la nuit, dans les quartiers aux putes, ils jouaient avec elles, à discuter, à les allumer, à les traiter pour finir.

— Allez vous faire foutre, couilles molles !

Ce genre de remarque à leur encontre les faisait doucement rigoler, et ils s’engouffraient dans les quartiers sombres, ils n’avaient rien à craindre, c’était eux qui faisaient peur, qui semaient le trouble et attaquaient les gens.

[Le rythme de leurs nuits n’était pas bien réglé,

[mais le principe était de bien s’en amuser.

Ils étaient nés dans la ville, et avaient fait des immeubles gris leur tribu. Les gens qu’ils fréquentaient n’étaient pas aussi timbrés et leur fournissaient de quoi manger, boire et se reposer parfois. Ils dormaient rarement en bande, pour ne pas se gêner, pour garder un peu de cet esprit d’indépendance, mais ils finissaient toujours par se retrouver aux mêmes heures ; ils étaient du même monde.

Ce soir, en face d’eux, de l’autre bout de la ruelle débouchèrent quelques autres jeunes : pas une bande organisée comme la bande V., juste un petit groupement d’un soir, une affaire de rien.

Les nouveaux venus n’étaient pas plus nombreux ni mieux galbés, et pourtant ce sont eux qui attaquèrent. La bande V. se campa sur ses positions, et attendit les premiers coups à parer. Ce fut comme une pluie soudaine sur une feuille de bananier, la bande V. se retrouva collée au sol et n’en put plus bouger. Les coups de pieds et de poings plurent de partout ; ils dérouillèrent. Mauvaise nuit ou fameux groupe, la bande V. se retrouva pulvérisée en quelques coups bien ajustés. En vingt minutes, ce furent les corps de cinq cadavres qui reposèrent sur le bitume de la ville. En très peu de temps finalement, le groupe nouveau venu avait soulevé le bruit le plus gigantesque qui puisse s’élever d’humains en train de se frapper, et puis en quelques secondes à peine le bruit des talons s’était effacé au bout de la ruelle et avait fait place à un silence de mort, même pas dérangé par le râle d’un macchabée.

Le silence régnera cette nuit, car "la ville" venait d’être nettoyée.


 

 

6

Que c’était beau, une femme.

Presque involontairement, mes yeux s’étaient posés sur les courbes de la fille du vent et ne pouvaient plus s’en détacher. Elle portait un long T-shirt qui lui descendait jusqu’à mi-cuisses, acheté deux jours plus tôt à l’étalage d’une vieille mercière, mais pour moi c’était comme si elle ne portait rien ; j’en devinais les soutiens-gorge et culottes qui lui mordaient les chairs en dessous. C’était comme si je pouvais voir, là, sous mes yeux même pas rougissants une bretelle de fine dentelle descendre de l’épaule. Elle s’accrochait là à deux bonnets bien faits, ramenant plus haut leur marché plus qu’approvisionné. À force de se retourner dans la nuit et de se frotter, les seins avaient laissé glisser la bonneterie galbée, laissant deviner l’auréole du téton qui pointait à l’horizon. L’astre du nouveau jour reposait à mi-trajet et hésitait à s’élever complètement hors de sa cachette de la nuit. Je savais qu’il m’aurait suffi du léger toucher d’un de mes doigts pour le laisser se dégager complètement, et durcir instantanément. Je la regardais se reposer sur le côté, et je suivais le tracé de son dos. Son bras était un peu relevé et laissait voir un petit pli sous l’épaule. La courbe continuait plus bas, s’accidentait au passage de la fermeture du soutien-gorge, puis repartait doucement dans la descente finale des côtes. Arrivée en chute libre près du ventre, la courbe osait remonter alors, et s’arrêtait sur la rondeur du slip, de la même dentelle que le dessous précédent. L’élastique finement relevé d’une banderole de dentelle empêchait la chair d’être happée trop directement. On pouvait glisser son doigt sous l’étoffe sans même toucher encore à l’élastique, mais la douceur du pli nous invitait à effleurer dessous, là où le tissu se tendrait et s’enfoncerait plus encore aux autres endroits qu’il revêtait.

Ainsi galbé, le pubis s’en trouvait protégé. Terminé trop vite, et laissant choir le regard entre les deux jambes, le sexe couvert de la culotte protectrice offrait un mystère plus grand encore que le bonheur de voir deux seins éclore sous ses doigts. L’émotion liée à la découverte d’un sexe faisait même rougir mon regard qui ne faisait que deviner. Peu importait de le connaître déjà, l’émotion était de le découvrir. Par le haut pour l’attaquer par les poils, et suivre la direction qu’ils nous indiqueraient, ou par le bas et laisser la vague se dégager des rides sur le sable de la peau. Lentement, écarter les douces lèvres gonflées de chaleur, et aller chercher le fruit du bout de la langue, là où les yeux ne retiennent rien.

La fille du vent avait bougé lentement, et s’était allongée sur le dos. Son T-shirt s’était tendu encore. Je regardais la parfaite sphéricité de ses fesses, je regardais l’angle de son menton sous son cou. Il fallait partir. Je l’ai poussée lentement du bout des doigts sur l’épaule, elle s’est laissée choir sur le côté en maugréant et s’est relevée encore ensommeillée. Comme elle était belle, parcourue de vie.

Elle s’est emparée de la salle de bain et j’ai commencé à ranger la chambre d’hôtel louée et à tirer les rideaux. Dehors, le jour se levait.

Quand nous sommes sortis, la rue était aussi calme que la veille, identique dans le couchant comme dans le levant.

On est redescendu jusqu’à notre putain de grande route grise et on a repris notre longue marche là où on l’avait laissée la veille. Un croissant en travers de la bouche, chapardé au buffet de l’hôtel en passant, la fille du vent a réajusté sa courte veste sur ses épaules, autre achat de l’avant-veille. Les matins étaient frisquets, et la brume qui disparaissait en témoignait grisâtrement.

Rien n’avait changé, ce n’était plus le même quartier, mais j’aurais reconnu ces immeubles muets et plats, gras et gris, comme étant ceux du monde entier. Inutile d’aller voir du pays, il était là. Même bitume noirâtre, même chaussée usée et grisée par le passage des pieds et des roues, mêmes barrières protectrices sur des dizaines de milliers de kilomètres, mêmes maisons carrées et collées bout à bout, mêmes immeubles grandioses et stables – le tout peint en gris. Gris, gris, gris. Partout. À me le demander, même mon visage devait être gris. Il n’y avait que les lèvres rouges et les dents blanches de la fille du vent pour me rassurer. Et son sourire.

Alors nous avons continué, toujours avec ce même but gravé dans la pensée.

On a poursuivi comme cela pendant des jours. J’aurais pu aisément en tenir le compte si j’avais voulu, si je ne m’en étais pas désintéressé lorsque les jours étaient devenus semaines, et les semaines…

Et puis il y eut un jour où cela est devenu assez. On était arrêté à la terrasse d’un café et c’était assez, vraiment. Je la regardais, elle n’avait rien dit de spécial, et c’est ça qui m’a mis la puce à l’oreille, qui m’a fait dire qu’on faisait fausse route.

On s’était imaginé que la forêt devait se trouver au bout de la route, n’importe laquelle, mais on s’était trompé. Cette forêt, il nous fallait la trouver avant d’y aller. C’est un peu comme s’il avait fallu découvrir les richesses qui sont en nous avant de pouvoir avancer, avant même de pouvoir aimer. C’était le même principe. Dans cette ville, je savais où aller et comment la trouver. J’ai expliqué tout ça brièvement à la fille du vent, puis je l’ai embrassée rapidement avant de la laisser. J’avais une petite idée. La fille du vent est restée attablée près d’une heure à regarder les passants passer, en sirotant son cocktail blanc.

— Tout est arrangé, j’ai dit quand je suis revenu.

Et je l’ai emmenée à mon bras.

Je l’ai présentée à Olivier, un vieux copain qui occupait le quatrième d’un appartement dans la ville. Il nous attendait en bas, à la porte d’entrée, et nous a invités à grimper. Un chouette gars, cet Olivier, jamais dérangé vraiment, tout petit événement était source d’émerveillement, et tout chamboulement était normalité dans ses journées… Alors une copine ! Avec un copain ! Bonheur !

— Alors voilà ! il a dit tout simplement, là en face du couloir y’a ma chambre. On s’arrangera, on se la partagera, ou on tournera, on verra. Là, à gauche en entrant, c’est le salon, avec à droite le divan qui se convertit en lit aussi, pour l’un de nous trois, et à gauche la cuisine arrangée en bar, donc pas vraiment séparée… Et puis là, au milieu, le vide ! Rien ! Tout pour s’asseoir, bouffer, discutailler, danser, n’importe quoi, de la place quoi !

Il nous souhaitait la bienvenue chez lui, et ne nous demandait même pas quand on partait.

Les seules obligations pour lui étaient qu’il devait s’absenter toutes les journées pour aller étudier, et que sa chambre ne contenait que deux lits. Le reste, son appart et ses nuits, nous appartenaient.

— Le mieux, j’ai dit à la fille du vent, ce serait que tu prennes le divan, comme ça y’aurait pas de problème dans la chambre.

Et c’est comme cela qu’on s’est installés chez Olivier.

La décoration était assez fruste, les murs recouverts de moquette saumon sans renflements. Par terre, à côté du divan jaune sable, était posée une chaîne haute-fidélité aux enceintes acoustiques détachées et espacées.

Pour séparer le salon de la cuisine, Olivier avait installé un muret blanc recouvert d’une table en bois blanc, qu’il avait vernie. Il s’est jeté dans son frigo pour nous concocter quelques cocktails, pendant qu’on se hissait sur les deux tabourets à hauteur de la table-bar.

De là où j’étais perché, j’apercevais la chambre rectangulaire au fond du couloir, dont la porte était restée ouverte sur les deux lits séparés, l’un au milieu de la pièce et l’autre contre le mur du fond, près de la porte-fenêtre.

Sa cuisine était marrante. J’aimais particulièrement le frigo, imposante masse rétro aux formes arrondies qui avait été placé sur le passage pour ménager une sorte d’entrée au cuisinier, afin qu’il ne se trompe pas avec la direction des toilettes-salle de bains, placés sur le côté. Appartement fonctionnel. Bien arrangé.

Olivier nous a servi ses cocktails – jus de fruits frais – et s’est accoudé face à nous, pour trinquer.

Je sus qu’avec Olivier, j’allais trouver notre forêt.


 

 

F

16 h 45. Le dernier texte arriva enfin dans cette seconde chambre parlementaire.

Billy Grant se réjouit d’arriver enfin au bout de son long travail, pour cette fois-ci encore, et se reposa les pieds sur la table en écoutant encore vaguement la voix du président leur relire ce texte qu’ils avaient mis des mois à organiser.

Demain, c’était le grand jour, ce texte allait être soumis à l’Assemblée et il n’était pas question que leur travail pèche à un endroit, quel qu’il soit.

Il se vit déjà le soir même, remettre un exemplaire tout frais relié du nouveau texte de loi à son pote journaliste, pour qu’il en prépare la mise en page et la critique pour dans deux jours. En attendant, c’était à nos parlementaires de jouer et il fallait qu’ils mettent encore la touche finale à la conclusion de la loi.

C’était assez stimulant de bosser pour la seconde chambre parlementaire, se dit Billy Grant. Il avait la satisfaction du travail fini.

Bien évidemment, le texte de loi avait fait la navette habituelle entre la première et la seconde chambre, comme c’était la règle, afin de peaufiner chaque article et chaque réplique qu’aurait à prononcer l’Assemblée de demain.

Il avait même rédigé de sa main la réplique virulente de son confrère et cousin Adnesty Grant, qui devait relancer le débat des lignes suivantes ; il en était très fier.

Il connaissait à peu près tout le monde à présent dans l’Assemblée et, lorsqu’il le pouvait, il cherchait toujours à respecter la personnalité des politiciens pour lesquels il écrivait les lignes qu’il mettait dans leur bouche. Demain…

Demain, en effet, c’était mercredi. La télévision serait là. Tous les politiciens élus seraient présents dans leurs beaux habits de scène, et il leur fallait avoir leur texte afin de pouvoir le lire dans sa chronologie, bien enchaîné et en harmonie.

Le rythme aussi était important, il ne fallait pas casser le rythme pour garder son état un peu désuet et insipide à l’Assemblée, tout en gardant une certaine cohérence quand même. Respect des traditions – tout un art.

Billy Grant maîtrisait bien son boulot, et là il sut qu’il pouvait enfin souffler. Cela faisait deux mois que le texte des discussions était mis en examen dans les deux chambres consécutives et qu’il faisait la navette pour arranger, modifier ou compléter les expressions utilisées.

Demain, ils n’auraient plus qu’à lire.

D’officialiser ainsi la préécriture des votes et des conclusions à toute discussion facilitait drôlement les choses. De toute manière, à l’ouverture de chaque débat la position de chaque parti était connue et définie à l’avance, alors pourquoi s’embêter. D’ailleurs, si les gens votaient pour un parti en particulier, c’était bien qu’ils avaient dans l’idée un certain nombre de points qu’ils tenaient à voir respectés, et donc que l’on faisait figurer, dans l’importance du pourcentage qu’ils représentaient.

Et puis les politiciens, autant acteurs que représentants de leurs électeurs, aimaient à se montrer face aux caméras et savaient en général se confiner au pouvoir que leur pourcentage de voix leur attribuait. Donc pas de mélange, pas de jalousies, toute harmonie.

Billy Grant rejoignit ses doigts derrière sa tête et poussa légèrement du bout des pieds sur la table devant, en sifflotant.

Ils seront satisfaits.


 

 

7

C’était le troisième jour qu’on était chez Olivier. Je n’avais pas encore trop eu le temps de m’occuper de cette question de forêt, et je restais plutôt dans un état quelque peu végétatif, en attendant que ça me reprenne vraiment.

La fille du vent était partie tôt ce matin, prétextant sans trop de détails un quelconque rendez-vous ; elle était déjà vachement sortie hier.

Olivier était resté avec moi aujourd’hui, à éplucher les revues de publicité, au cas où on aurait aperçu quelque chose en rapport avec nos espaces verts chéris.

Olivier et moi étions de nature assez opposée, car contrairement à moi, il était né au milieu de la nature, comme la fille du vent. Il en savait donc très long sur le sujet. Évidemment, celle qu’il avait connue n’était plus la forêt d’aujourd’hui, mais tout au moins pouvait-il nous orienter.

La fille du vent est rentrée à ce moment-là, un petit copain autour de la taille. Le gominé avait un pantalon de treillis serré et une espèce de blouson ringard sur un T-shirt. Il ne nous connaissait pas et nous la jouait pas gêné, souriant du coin relevé de la bouche. Je l’ai détesté illico. La fille du vent était tout sourire et nous l’a présenté du genre vite fait, on est occupés…

Olivier a tenté de présenter sympathiquement quelques cocktails, mais ça n’était pas vraiment ce qu’ils voulaient. Alors j’ai proposé à la fille qu’elle prenne la chambre si elle voulait, mon lit était plus libre. On pourrait squatter le salon s’il fallait.

Elle m’a quand même demandé d’un sourire mi-gêné, mi-compréhensif, tenant toujours le petit copain très serré :

— T’es sûr que ça te dérange pas… ?

— Non, non, j’ai dit, y’avait pas de raison.

Alors ils sont partis cahin-caha vers la chambre bleue dont ils ont claqué la porte.

La chambre était bleue, dis donc ! Ça faisait trois jours que j’étais là et je n’avais même pas fait gaffe à la couleur de la chambre dans laquelle je dormais pourtant. Et les chiottes alors, de quelle couleur étaient-elles ?

Je me suis retourné sur mon tabouret vers Olivier qui revenait de nous avoir préparé deux cocktails de fruits orangés, dont il m’a tendu un verre d’un air un peu contrit.

J’avais toujours ma gueule interrogatrice.

— Ça te fait pas chier quand même, il a risqué en indiquant la chambre de la tête, j’croyais que vous étiez quand même ensemble, moi…

J’ai pris le verre et ai glissé la paille entre mes dents pour siroter.

— Non, non, y’a rien du tout, j’ai répondu.

Olivier tournait les pages de pub mécaniquement, pour ne pas me regarder. J’ai complété :

— Ouais, je sais, notre amitié est un peu spéciale. Je dis pas qu’à certains moments je l’ai pas regardée avec de l’envie, c’est vrai. Même qu’à plusieurs reprises on s’est embrassé du bout des lèvres, comme ça, pour se quitter, mais c’est tout, ça veut rien dire. Même qu’on a déjà pris une douche ensemble, tu vois, tout au début, mais ça n’a pas été plus loin.

— Mwouais…, a maugréé Olivier.

De la chambre n’arrivait aucun bruit. Silence total.

— On est de la même race, elle et moi. On court après la même chose, de la même manière. On agit pareil. Les circonstances étaient un peu spéciales dès le départ, mais ça s’est transformé en habitude, la nôtre.

J’avais tout expliqué. Olivier sifflait dans sa paille avec bruit, comme pour couvrir le silence dans l’autre pièce, et tournait toujours les feuilles de la revue publicitaire.

— N’empêche, moi ça me fait bizarre…, il a dit.

À moi aussi, ça me faisait bizarre. J’aurais pas trop su dire pourquoi sauf que je tenais vachement à elle.

On a un peu parlé comme ça, pour se rendre compte qu’on en était au même point lui et moi. Qu’on était seul, sans savoir trop vers qui se tourner, et qu’on cherchait tous les deux en fait la fille séduisante, charmante, qui nous ferait vibrer et nous donnerait envie de la serrer plus fort toujours dans nos bras, pour tous ses sourires, toutes ses histoires, toutes ses douceurs, tous ses regards, tout ce qui serait elle. On a discuté après pour savoir quel genre de type il faudrait être pour avoir une nana comme ça aujourd’hui, quel genre de héros ? En fait, on cherchait une définition dans l’idéal, et puis on comparait les films qu’on avait vus, ou les livres lus, pour tenter de se l’appliquer. On n’était pas si différent que ça lui et moi, finalement. Il n’y avait pas vraiment de définition qui nous plaisait, en fait ça dépendait trop des cas, mais s’il y avait une chose qui était sûre, c’était qu’il nous faudrait transformer complètement notre vie "trop normale à côté" si on voulait être de ces héros modernes. J’aurais voulu écrire un livre sur le sujet, que j’aurais intitulé « l’homme qui ne savait plus ce que c’était être un héros ». Mais voilà. On en était là, ouais. Quand le son nous est revenu de la chambre.

« Non, j’veux pas, non, j’ai pas envie. » Voix de la fille du vent.

On s’est tous les deux retourné sur nos perchoirs en direction de la porte, et puis on s’est regardés, figés. Et elle a hurlé :

— NON ! ARRÊTE, PAS ÇA, NON !!

On a foncé – tous les deux. Plus la peine de se concerter. Olivier a défoncé la porte d’un coup d’épaule, et j’ai suivi. Le gars la tenait par les bras et la secouait. Ses cheveux volaient sur son visage. Le gominé nous a à peine vus arriver. On l’a empoigné tous les deux par les épaules, on a serré notre autre main sur la ceinture pour la prise, et on l’a transporté jusqu’à la sortie. J’ai ouvert la porte de l’appart et on l’a valdingué dans le couloir. Le type a fait trois roulés-boulés avant de s’étaler. J’ai laissé Olivier le raccompagner jusqu’à la sortie de l’immeuble, en le balançant dans les escaliers, et j’ai couru vers la belle pour la rassurer. J’ai serré la fille du vent dans mes bras. On était debout sur les genoux, sur mon lit, et il ne lui restait que son T-shirt, qui lui arrivait juste au nombril. Elle a pleuré à chaudes larmes, tout contre moi. Elle m’appelait et je lui disais que ça allait. Elle ne pouvait pas arrêter ses larmes et ses sanglots, elle arrivait à peine à reprendre sa respiration. J’ai serré plus fort son corps contre moi. Quand Olivier est remonté de sa course et a fermé la porte derrière lui, j’ai défait mon jean et l’ai tendu pour qu’elle s’habille. Il était trop grand pour sa taille, la ceinture ne fermait pas complètement, il flottait, c’était mignon. Rien en dessous. Moi j’étais en caleçon et ça l’a fait déjà un peu sourire, alors je l’ai invitée à venir manger un morceau avec nous pour s’en remettre.

Olivier avait déjà sorti deux plats de chili pour s’occuper, et les préparait rapidement. Elle, elle ne pouvait rien avaler, et elle nous regardait, dépitée.

— Allez, lui ai-je dit, juste une fourchette de chili peu épicé !

Elle s’est laissée séduire, a mâché, et a foncé aux toilettes pour aller tout gerber.

L’air de rien, c’était de la vie que j’avais sous les yeux. Je ne m’en rends pas souvent compte, et c’était peut-être pas le moment le mieux choisi sans doute, mais… elle vivait quoi, bordel !!!

De la vraie vie. Sentir bouger quelqu’un qui ne nous appartient pas. Voir grimacer, souffrir, rire. Bouger, dandiner. Les yeux cernés. Les cheveux fins, la vie quoi !

J’avais le cul sur ma chaise, la fourchette dans le chili, le regard à travers la porte des chiottes et j’en fus tout éberlué.


 

 

G

On n’emprisonnait plus les gens, c’était fini. Seuls subsistaient aujourd’hui dans les prisons que les vieux condamnés et leurs geôliers. Les bâtiments se désaffectaient et fermaient peu à peu.

Tout cela était dû à un psychologue qui mit au point un jour une méthode permettant de se dégager de la seule différence existant encore entre la vie et la prison ; c’était le "concept d’enfermement conscient".

Sa théorie fit l’effet d’une bombe dans une société aux valeurs si bien définies. À partir du moment où l’emprisonnement ne fut plus vécu comme une mise au ban de la société douloureuse, il ne resta plus rien du système pénitentiaire. Les vieux condamnés étaient ceux condamnés à perpétuité et qui, dû au principe de non-rétroactivité des jugements rendus, devaient effectuer leur temps.

Il restait bien les asiles pour être encore à peu près bien peuplés, en nombre, mais il existait tellement de comités, d’associations de soutien, qu’un asile sans barreaux ni portes cadenassées ce n’était plus vraiment une prison. D’ailleurs, chaque pénitent possédait son propre garde "attaché" à ses basques jour et nuit, tel un bon serviteur toujours aux ordres pour satisfaire les vœux de son client. Plus rien n’était pareil.

Alors des jugements étaient toujours rendus, avec sursis. Ces jours, mois ou années de prison "avec sursis" étaient entrés sur Minitel par le "prisonnier", sous peine d’amende s’il ne le faisait pas dans un certain délai, et crédités régulièrement sur LA carte personnelle à puce de chaque individu. Cette carte, consultable par les autorités, ou les employeurs, les commerçants, les agences matrimoniales, les prêtres (avant mariage, en plus du test sanguin et des vaccinations obligatoires !), permettait presque de remplacer toute personne dans la vie effective de tous les jours.

En fait, la carte personnelle avait une existence propre. Branchée, elle programmait le réveil du matin, enclenchait cafetière, toasters, et télévision. Elle recevait le journal par ordinateur câblé et triait les nouvelles. Elle traçait le parcours et l’emploi du temps de la journée à son détenteur. Elle pointait au bureau à l’heure et faisait répondeur-téléphone toute la journée. Entre deux, elle payait les factures et amendes automatiquement, et relevait le courrier électronique, triait. Elle préparait les discours dans leur forme convenue et répondait aux interviews selon la personnalité de son possesseur. Elle relevait la garde des mômes à l’heure indiquée par la nounou et leur réservait un radio-taxi baby à leur sortie. Elle prévenait aux petites attentions délicates d’anniversaire et de fêtes en commandant gâteaux et fleurs, régissait l’application des robots aux tâches ménagères et aux repas, allongeait le lit en position de sommeil lorsqu’il était temps pour son propriétaire.

Elle permettait pratiquement de faire tout à la place de la personne qui pouvait rester couchée toute la journée.

La carte vivait à leur place et les Hommes se retrouvaient prisonniers d’une puce qu’ils n’avaient pas choisie, enfermés dans un monde sans vie et retranchés derrière une existence de robot sans surprises.

L’Homme est mort.


 

 

8

La musique crachait à pleins tubes. Olivier avait disposé les colonnes aux coins du salon, et j’avais foutu le volume à fond ! On reconnaissait à peine le morceau tant les enceintes acoustiques crachaient leurs poumons pour ressortir en masse tout ce vacarme. Ça faisait un boucan du diable.

Olivier, la fille du vent et moi étions carrément déchaînés sur cette musique qui gueulait ; on piétinait, sautait, et secouait la tête sur des rythmes effrénés ! Ça, c’était de la bonne musique ! Les voisins pouvaient gueuler tant qu’ils le voulaient ; à moins qu’ils ne fassent sauter la porte, on ne les entendrait pas.

La fille du vent avait gardé mon jean flottant et chouré une chemise rose à Olivier qu’elle n’avait fermée qu’avec deux boutons. Lorsqu’elle secouait ses cheveux dans tous les sens au rythme de ses hanches, je voyais son nombril me faire un clin d’œil complice par intermittence. Olivier avait gardé son éternel T-shirt collant, et semblait ne pas en revenir de ce qui arrivait ici. Ça n’était pas vraiment le bordel, mais avec les bougies colorées qu’on avait allumées pour l’ambiance, et la musique qui nous broyait les oreilles, ça devait nous détruire quelques centaines de neurones à la seconde !

Je m’amusais comme un fou, ça faisait des années que je ne m’étais pas senti aussi libre, et j’en vibrais de partout !

 

De l’autre côté du mur, c’était un voisin qui trépignait. Un quart d’heure qu’il s’arrachait les cheveux sur la musique des jeunes d’à côté. Il n’en pouvait plus. Sa rage lui faisait monter le sang au cerveau et il sentait qu’il allait exploser.

 

Les morceaux s’enchaînaient, sans trop de temps morts entre-deux, juste assez pour relever la tête de la furie, regarder le visage des autres, y lire encore la même joie partagée, et repartir. Morceau suivant.

 

Être un voisin était une chose insupportable. Surtout lorsqu’on devait toujours subir la vie des autres, qu’on n’était plus que le résumé des douleurs imposées par l’habitant derrière le mur. On ne partageait plus le même mur ; on attendait de subir la prochaine explosion. Et ce voisin-ci, qui ne reconnaissait plus son mur, allait y creuser un trou. Pour tout faire péter.

 

La fille du vent était au milieu de la pièce, entre moi et Olivier qui applaudissions, et elle secouait la tête, elle faisait passer ses cheveux d’avant en arrière, elle nous faisait un numéro de rodéo sur la musique. Nos encouragements ne s’entendaient même pas sous la pluie de décibels, mais elle voyait qu’on était là, c’était une émulation spontanée, et elle continuait. La musique faisait rage, et nous avions la rage de vivre.

 

Le petit trou est devenu plus gros. Sous l’effet de sa foreuse, c’est encore plus de musique, toujours plus forte, qui est rentrée dans son chez lui. La face du voisin était toujours rouge. Et emportée. Il a enchaîné rapidement les mouvements : le trou percé de part en part du mur, il a retiré en tremblant la longue mèche et extirpé fiévreusement un énorme pétard rouge de sa poche, confisqué il y avait plusieurs jours à un gamin dans la cage d’escalier. La main du môme disparaissait complètement sous la masse volumineuse du pétard.

En tremblant de plus en plus, totalement anesthésié par la musique, le voisin a introduit le pétard, l’a poussé bien à fond, et a allumé la mèche avant de lui donner sa pichenette finale et vengeresse.

 

Le pétard est tombé dans le salon jusqu’au pied de la sono. Ça gueulait, ça gueulait par les enceintes et nous étions toujours trois fous enchaînés sur la musique, à se secouer et remuer de partout.

D’un coup, dans une énorme explosion, le pétard a éclaté, envoyant valdinguer la chaîne haute-fidélité qui s’est éteinte brusquement. L’explosion a fait tellement de bruit que les oreilles ne se sont pas encore rendu compte qu’on est retombé dans le silence. Puis, peu à peu, les oreilles se sont débouchées, et ont fait place à un grand éclat de rire, le rire d’être vivant, le rire de sentir notre cœur battre, le rire d’être ensemble et de se sentir vibrer.

 

Le voisin, l’expectative passée, s’est arraché les derniers cheveux et s’est éclatée la tête contre le mur redevenu sien.

 

Je n’ai pas pu m’empêcher de regarder la fille du vent, et ses yeux ne se sont pas détachés. Le souffle encore court, on s’est regardé reprendre haleine sous le mouvement précipité du cœur et des épaules. Sans l’avoir commandé vraiment, mes pieds ont glissé doucement vers l’avant, mais sans doute était-ce dû à la bulle qui nous entourait et se resserrait sur nous, sur elle et moi, et dont la surface lisse et ronde nous poussait à nous rejoindre. La bulle s’est faite de plus en plus petite, et de plus en plus concentrée aussi. Je n’arrivais pas à reprendre mon souffle. La bulle nous faisait nous rejoindre et devenait plus intense. Ailleurs, plus rien n’existait et il y avait toujours son regard. Ses yeux. Sa couleur. Sa peau. Ses cheveux. Son cou. Ses lèvres. Elles se sont ouvertes. Et m’ont regardé. Je l’aimais. J’ai posé mes lèvres sur les siennes. Le contact était très doux. Comme deux coussins. Je l’ai serrée dans mes bras. Nos lèvres toujours posées. Et j’ai senti sa langue venir me toucher, le goût de sa bouche dans la mienne, le sucré et le mouillé de sa langue, qui a caressé mes lèvres. Ma langue qui est venue toucher la sienne. Nos bouches qui se sont ouvertes plus grandes encore, et nos langues qui se sont emmêlées.

 

Je ne savais pas que j’étais arrivé jusque-là.


 

 

H

La pluie tomba sur le pavé. Mais il s’en foutait, il continua de marcher. Il choura une pomme en passant à l’étalage d’un épicier, parce qu’il était en vacances, qu’il avait envie de jongler, et qu’il se sentait bien. Ou alors il rafla une rose en courant, dans le vase d’une fleuriste, pour l’offrir à une belle inconnue.

Mais peu importait, une caméra le filma. Les autorités ne le dénoncèrent pas au marchand, mais en firent le montage comme chaque jour avec les milliers d’autres images de délits filmés dans la journée.

Il existait comme cela des centaines de caméras, disséminées un peu partout dans toutes les villes, au gré de l’installateur et des dispositions du circuit vidéo. Leur apparition était carrément imprévue, et elles restaient souvent invisibles, alors inutile de les chercher.

Ces délits filmés et montés étaient destinés à être vendus à LA chaîne de l’information qui se disait – politique marketing oblige – "la plus objective".

La chaîne faisait défiler à toute vitesse toutes les images dans une mosaïque, à douze heures pile ; c’était le rendez-vous du voyeur de la journée. Il y avait de tout, aussi bien meurtre que femme à poil derrière sa fenêtre.

Retour sur le présentateur, gros plan sur son visage de jeune premier, blond, la raie sur le côté, cheveux courts, sourcils épilés, mâchoire carrée, yeux noirs et séducteurs, nez fier et posé, lèvres bien formées, tout pour séduire, avec ces marques d’expérience autour des yeux et sur les joues. Il ouvrit la bouche. Et parla : « On ne fait pas de commentaires orienteurs, on ne juge pas sur notre chaîne !! »

La suite…

Les caméras et leurs images ne pouvaient plus servir de preuves contre un malfaiteur depuis la signature d’une pétition nationale, mais elles n’empêchaient pas le commerçant de le harceler pour se faire rembourser dix fois le prix de la pomme, ou de la rose.

Derrière ce jeu sans plus d’objet, c’était l’image publique qui était détériorée ! Car tout le monde y passait un jour ou l’autre, donc tout le monde se moquait des autres… Quand ce n’était pas son tour.

En fait, derrière ce jeu peut-être innocent, se glissa une déformation : la politique de la délation. Suite logique des images de rue, on put également filmer son voisin et vendre ses images pour une somme modique, avec le privilège cependant de voir le nom du cadreur sortir de l’anonymat, et apparaître à la télé mondialement.

Ce devint le tout en image, chaque jour.

 

Ça oui, l’information passe !

 

9

Je me suis levé très tôt, avec le premier rayon du soleil qui perçait sous le store et venait m’illuminer l’œil.

Je suis sorti de la pièce en silence, laissant Olivier sur son lit, et suis resté un instant à regarder la fille du vent. Elle était vraiment très belle, les yeux clos, la bouche entrouverte et le mouvement de sa respiration, calme, sous les draps. Je me suis retourné sur le frigo pour aller me préparer un en-cas. J’y ai trouvé œufs frais, bacon et ai sorti sel et poivre pour accommoder le tout. En grignotant une tranche de pain de seigle, j’ai regardé encore la fille du vent qui bougeait dans son lit, sentant sûrement ma présence, mais refusant de se laisser réveiller.

L’odeur de nourriture préparée a dû la persuader tout à fait, car, alors que je m’affairais, j’ai senti deux bras s’enrouler autour de mon ventre et le poids de son corps reposer sur mon dos. C’était foutrement bon de sentir son ventre s’arrondir sur mes fesses, et ses seins s’enfoncer dans mes omoplates. Elle est restée là, endormie. Tant bien que mal, comme une tortue, j’ai semé les œufs et le bacon dans trois assiettes lorsque Olivier a émergé.

— Hop ! Dernier repas, j’ai dit. Dans trois minutes, on plie les gaules et on met les voiles !

Faut dire qu’on avait pas mal œuvré, Olivier et moi, ces derniers jours. J’avais dégotté, à force de demander, trois cartes assez vastes du territoire. Le brocanteur qui me les avait fourguées les tenait d’une vieille bibliothèque empoussiérée. On avait tout étalé. Il avait fallu un peu de temps à Olivier pour se repérer, puis il avait éliminé les forêts rayées de la surface de la Terre avec certitude. Ensuite, par un travail de fourmi dans ses souvenirs et ses connaissances du terrain, il avait réussi à repérer un emplacement qui, disait-il, n’avait aucune chance d’être détruit avant le millénaire prochain ! Il avait pointé du doigt la carte dépliée et, tapotant l’endroit avec insistance, m’avait assuré que là rien ne pourrait être touché. Il en avait les yeux qui brillaient de certitude. J’avais tout lâché pour annoncer notre départ à la fille du vent ; on était surexcité.

Le petit déjeuner terminé, j’ai balancé les assiettes dans l’évier et la fille du vent a sauté au cou d’Olivier pour le remercier de nous avoir si bien accueillis durant tout ce temps ; il avait été drôlement chic. Elle a bondi ensuite sous la douche, et j’ai aidé Olivier à finir de ranger avant de m’occuper de nos propres affaires, juste des fringues.

Tandis qu’elle finissait de se peigner, j’ai replié les cartes après un dernier aperçu de notre route, et j’ai serré la main d’Olivier pour le remercier à mon tour. Il ne se rendait pas compte à quel point il nous avait aidés, quel rôle singulier il avait joué dans notre quête. Il me l’aurait demandé, j’aurais bien été en peine de le lui expliquer, pourtant je le savais.

 

Une fois retombés dans la rue, il nous a fallu nous remettre à marcher. Les trottoirs empestaient toujours la poussière, et les immeubles dégorgeaient leur couleur grise sur le bitume usé, mais on sentait que ça n’allait pas durer. Bientôt, les tours feraient place aux maisons, les routes aux sentiers, les rambardes aux fleurs, et les pâles figures aux sourires. Tout revivrait enfin.

La fille du vent m’a pris la main et a commencé à me parler.

Elle a parlé d’aujourd’hui et de ce qui devait arriver. Elle a parlé de nous et exprimé mille fois mieux ce qu’aucune de mes pensées n’aurait osé formuler si simplement, si ouvertement, si impudiquement.

Dans sa bouche, les mots ne faisaient pas que couler, ils avaient aussi la saveur du miel dans le thé.

Elle a parlé d’elle, de tout ce qu’elle avait vécu, de ce qu’elle vivait à présent, et comment elle le comprenait dans sa globalité.

Elle a parlé de moi, de ce qu’elle avait trouvé en moi dès le premier jour, et ce qu’elle n’avait cessé de découvrir par la suite, de cette envie qu’elle avait de me toucher, de m’embrasser, de me lécher.

— Passer sa vie avec quelqu’un ne serait pas si long que cela finalement, m’a-t-elle assuré.

Il fallait que ces mots soient dits, et qu’ils le soient par elle. Car c’était une femme qui avait la capacité de dire les choses simples, mais avec sincérité.

 

Ce que j’avais prédit a fini par arriver. Après des centaines de kilomètres, le bruit s’est estompé pour faire place au silence, tout ce gris est parti et sous nos yeux est née à nouveau toute la palette des couleurs ; le brun de la terre, le bleu du ciel, le vert des brins d’herbe et le rouge des maisons. Petit à petit, les couleurs se sont ramifiées et multipliées en milliards de nuances, les odeurs sont devenues plus fraîches, et le rire de la fille du vent est parti en cascade, gravissant les petites collines.

On avait réussi. Il n’y avait aucun doute là-dessus, puisque nous avions affronté la ville, et que devant nous se dressait la nature dans toute sa majestueuse splendeur. Un véritable triomphe ! Olivier ne s’était pas trompé…

La fille du vent m’a lancé les bras autour du cou et m’a embrassé à pleine bouche en riant toujours, follement. J’ai senti son haleine sur mon visage et la vie qui la parcourait. Elle a tournoyé encore dans sa robe légère, et j’ai dû avouer que j’étais assez content.

On y était, tout ce que l’on avait traversé n’avait pas été vain, et la danse de la fille du vent ne cessait de m’en persuader.

Le bras de la grue est apparu alors de derrière la colline, puis une autre, et le vent enfin nous a apporté le son du charivari qui le torturait ; un affreux son de mécanique et de ferraille.

La fille du vent est partie comme une flèche, en direction du massacre. J’ai couru derrière elle pour l’en empêcher, mais elle possédait aussi la foudre et la vitesse de l’éclair. Elle a grimpé à toute vitesse, portée par les arbres à flanc de montagne qui la tiraient jusqu’au sommet. Lorsque j’y suis arrivé, c’était pour assister à un spectacle d’une rare beauté : l’autre versant de la montagne était tapissé sur des kilomètres d’une forêt d’arbres touffus, aux couleurs mélangées d’un roux sombre à un vert clair, et s’ouvrait au loin sur une rivière qui coulait dans la vallée. Ce champ de nature était immense et s’offrait à ciel ouvert à tous les êtres qui voudraient bien y progresser.

En dessous de mes pieds, la forêt menait une lutte acharnée contre les grues, faisant tomber des arbres par dizaines sur leur passage pour empêcher leur avancée ravageuse.

Je n’ai pas pu m’empêcher de crier quand j’ai vu l’arbre s’abattre sur la fille du vent, et me suis lancé dans le vide pour aller la rattraper.

Les grues ne déracinaient même pas les arbres, elles les poussaient et les arrachaient, les déchiraient pour continuer. La fille du vent n’avait pas eu le temps d’empêcher un de ces hommes qui lui massacrait à nouveau son chez-elle qu’un arbre l’avait projetée de son tronc contre la montagne, écrasée.

Je suis arrivé précipitamment à côté d’elle et lui ai relevé la tête pour qu’elle puisse encore respirer. Un filet de sang coulait de sa bouche. Elle inspirait par petits coups brusques et son corps était parcouru de spasmes, à moins que ce ne soit moi qui tremblais de froid.

— Raconte-moi encore, murmura-t-elle.


 

 

I

Il la vit là, debout, dans l’encadrement de la porte. Avec ses cheveux noirs en larges vagues en scies et son petit collier de perles régulières autour du cou, il l’avait trouvée toujours plus exotique et plus désirable que dans n’importe quel habillement. Il s’abattit aux genoux de cette silhouette fraîche et nue et mordit à pleines dents dans ses poils pubiens. La faisant basculer en arrière par le choc et la maintenant délicatement de ses mains sur ses fesses, il la déposa sur le sol et continua à lui écarter les lèvres de sa bouche.

— Arrête, soupira-t-elle, le bébé, il peut arriver d’un moment à l’autre… !

— C’est justement ça qui est excitant, répondit-il, évasif.

Il s’allongea plus avant sur elle et la pénétra lentement.

— Alors lève les jambes si tu veux l’éviter, dit-il.

Elle releva brusquement les deux jambes bien droites, pointant vers le plafond. Il s’enfonça plus fort et entraîna sa femme plus avant dans la chambre par à-coups sèchement répétés et, de sa jambe tendue vers l’arrière, il claqua la porte d’un coup sec.

On entendit alors un petit cri et des pleurs débutèrent. Il se dégagea.

— Va voir ce qu’il veut, demanda-t-il.

Il ouvrit la porte et elle s’agenouilla pour prendre son petit bébé dans les bras :

— Oh, tu as reçu un petit bobo sur le nez, pauvre petit bout. Tiens, une petite caresse sur le nez et un petit bisou sur la joue. Voilà, maman va te coucher dans tes beaux draps. Il faudrait essayer de dormir maintenant. Dors.

Elle regagna la chambre et s’allongea sur le bout du lit, cuisses écartées. Il referma la porte, mimant l’assassin des douze coups de minuit, et se releva, brandissant toujours sa forte érection.

— On aurait pu croire que ça me couperait l’envie, dit-il, mais il n’en est rien !

Et il se jeta sur le lit et la pénétra à nouveau, l’enlaçant de ses deux bras sous ses reins.

Les pleurs s’étouffèrent une fois encore en sanglots derrière la porte.

— Oh, mais qu’est-ce qu’il y a ? murmura-t-il.

Cachant plus ou moins mal son érection entre ses cuisses, il ouvrit la porte. La lumière d’une lampe l’éblouit un instant avant qu’il ne saisisse la tignasse blonde de l’enfant pour la frictionner tendrement.

— Eh bien alors, petit bout, tu n’es pas bien pour dormir ? demanda-t-il gentiment.

Il prit l’enfant dans ses bras et se releva, notamment pour masquer sa virilité à la vue de celui-ci.

— Regarde, c’est papa qui te couche. Regarde, on peut faire une grosse cabane avec ta couette, ça te fait une chouette maison très haut perchée et tu seras mon petit trappeur avec un pyjama en peau de castor synthétique.

— C’est quoi synthétique ? s’enquit l’enfant.

— C’est comme un synthétiseur. Tu as déjà entendu ces drôles de pianos qui font beaucoup de sons idiots ? Eh bien c’est pareil, sauf que là ce sont des tas de fibres différentes. D’ailleurs, la preuve, si tu prends ton maillot comme ça et que tu frottes très fort, on entend de la musique, non ?

Et l’enfant rit à grands éclats à cause des chatouilles sur son ventre.

— Maintenant, il te faut attendre ton gibier, mais un bon chasseur doit savoir prendre des forces et donc se reposer pour mieux attaquer, alors dors, veux-tu ?

Le chasseur se cacha et il put rentrer dans leur chambre.

 

Le lendemain matin, alors que le soleil entrait et gonflait la chambre de ses mille feux, le petit fit son entrée dans la chambre de ses parents.

— Est-ce que je peux m’asseoir entre vous deux et juste être bien ?

— OK, répondirent-ils en cœur.

Et l’enfant leur parla, s’adressant en même temps à ses deux parents qu’il considérait comme des égaux.

— Dis donc, Tcharlye, qu’est-ce que tu dirais d’aller se manger une bonne glace préparée par maman ? dit l’homme.

La plaisante joie de l’enfant ne se fit pas attendre.

Il enfila simplement un caleçon écossais et l’empoigna par la taille pour le porter en sac à patates jusqu’en bas, à la cuisine.

Accroupi devant la porte du réfrigérateur, il saisit un glaçon dans ses doigts et le glissa sur le ventre de Tcharlye. Celui-ci rit encore et après avoir jeté le glaçon dans l’évier, l’homme continua par des chatouilles sur le ventre rebondi et chaud. L’enfant s’amusait et éclatait de rire à chaque fois que son père le renversait en arrière.

— Mais j’y pense, dit le papa, tu n’as jamais vu un glaçon fondre du haut de tes 3 ans ? Tu ne sais pas que ce petit bloc froid et blanc est en fait de l’eau frigorifiée ? Attends, on va faire l’expérience.

Lorsque maman entra dans la cuisine, elle vit ses deux hommes assis autour de la table, fixant intensément le verre.

— On regarde ce que fera le glaçon, lui apprit le garçon.


 

 

10

Une larme a perlé sur sa joue, que je n’ai pu retenir de mon doigt.

— C’est la vie que j’aurais voulu t’offrir, lui ai-je dit.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? a-t-elle articulé encore.

— Ils ont été tués, chez moi, par un taré à la machette. J’ai dû assister au procès, dans mon costard de comptable trop grand, et l’autre qui riait tout le temps. Je n’ai plus jamais pu porter ce costard à nouveau, devenu dix fois trop grand et trop lourd pour moi. Alors j’ai erré quelque temps, jusqu’à être récupéré par l’armée aéroportée. Alors voilà.

Elle a souri à ces derniers mots, que je répétais toujours lorsque j’étais embêté.

C’est idiot, hein ? Mais juste parce qu’elle commençait à me faire parler, juste parce que je me confiais à elle, et qu’elle recevait tout avec douceur et intelligence, j’avais commencé par m’attacher à elle, à bien l’aimer. Et maintenant, je regardais ses lèvres humides, et qui tremblaient, et j’avais envie de les embrasser.

De sa petite main libérée, elle a agrippé les feuilles au sol et m’a tendu une poignée d’aiguilles de pin. Elle a détendu ses doigts et lorsqu’elle a ouvert sa main, le vent a soufflé sur sa paume et a fait s’envoler toutes les aiguilles de pin de sa main. Il n’en est resté aucune, même pas une pour pleurer la fille du vent.

Un peu plus de légèreté s’est emparée d’elle, et dans son sourire figé, elle a fermé doucement ses yeux.

— PAS DEUX, BORDEL ! PAS DEUX ! LE MONDE NE PEUT PAS SUPPORTER ÇA SANS PAYER !

Je lève mon poing au ciel, et j’explose.


 

 

Épilogue

Alors voilà. Tout devient subitement beaucoup plus simple. La fille du vent n’est plus là, plus aucun arbre ni aucun espace vert n’existent, et je me retrouve là comme étant sans doute la dernière espèce réellement vivante dans ce monde pourri.

Il ne reste sans doute plus que des montagnes de fric amassées sur du vent, des jeux de l’esprit pour entretenir des populations au travail, des batailles d’intérêts ne reposant plus que sur d’anciennes raisons enterrées et oubliées, et mon nom à crier.

C’est terrible comme rien ne me retient plus ; je n’ai plus à faire attention à mes actes, à surveiller mes paroles pour garder quelques attentions à la seule personne que j’aimais, je n’ai plus de fierté, plus d’image, je n’ai plus à respecter, à concilier. Je n’ai plus à comprendre. J’ai juste ma rage pour m’exprimer, et mon être pour agir. Et ça va saigner.

La première étape, je l’ai là sous les yeux : je bondis sur le premier bulldozer à ma portée et je le secoue, comme un prunier. Je le secoue si fort que son conducteur stoppe finalement en tirant sur toutes les manettes, et je lui saute dessus, l’agrippant d’une bonne prise des deux mains, pour l’envoyer rouler en bas de l’engin mécanique. Et je saute à pieds joints sur la gorge nue et offerte, faisant exploser des talons sa pomme d’Adam proéminente. Le type n’a même pas le temps de râler. Et je saute sur le conducteur suivant pour lui faire subir le même sort. Celui-ci, plus malin, se brise les côtes de lui-même en tombant, et je n’ai plus qu’à enfoncer un de ses os dans le myocarde d’un coup de pied net et bien ajusté. Je me rue alors dans la pelleteuse pour la retourner contre les autres machines, et les ouvriers comprennent très vite leur intérêt en fuyant vers la ville.

Je passe toute la journée à écraser les outils et les engins, à les broyer, à les émietter les uns les autres. Après cela, le bout de la forêt que j’avais tenté de conserver encore n’est plus qu’un immense tas de feuilles et de bois retournés, disséminé partout sur les environs. La ville ne viendra pas s’y imposer de sitôt.

J’ai donné une telle allure méconnaissable au paysage que même l’emplacement du corps de la fille du vent n’est plus retrouvable. À jamais perdu dans les feuilles, sous son élément.

J’ai une forte envie de pleurer, de m’asseoir là dans le couchant, dans le silence enfin recouvré, mais je ne peux pas.

L’étape suivante, c’est d’aller prendre des armes, et de tirer sur tout ce qui bouge pour ne rien dire. L’étape suivante, c’est d’aller me jeter dans la gueule du loup, de replonger là où tout a commencé dans le centre de l’armée aéroportée, et de remonter petit à petit les marches infestées de mites de cette planète.

Je n’ai plus à sauver ma peau, j’ai juste à crever la leur.

 

Trouver une caserne est un jeu d’enfant ; le pays en est rempli, et je les ai toutes faites.

Une fois arrivé, il me suffit de longer le mur bétonné, et de grimper sur les toits. Ce que je fais. Une caserne est comme une prison retournée ; il est plus facile d’y rentrer que d’en sortir. Les toits sont en inclinaison inversée, le plus bas vers l’extérieur, et mes mains ne craignent pas les bouts de verre et barbelés. L’arsenal se trouve le plus loin des zones d’exercice, donc le plus près de la sortie, où je me faufile. Les cadenas sont à codes ; je les connais tous : soit c’est la date d’une victoire, soit les numéros de la caserne et de l’État, ou encore un événement historique. C’est presque trop facile. Ici, les trois cadenas me les font tous, dont un avec une suite de nombres premiers. N’importe quoi. Je rentre dans l’arsenal et là c’est Byzance. Je m’empare de trois grenades à goupilles, vieux modèles, d’une réserve de plastique avec cinq minidétonateurs minutés, d’une mitraillette carbone légère, d’un bazooka pliable et sa recharge, d’une série de chargeurs à douilles perforantes, et d’un petit engin très pratique qu’on appelle pistolet. Des armes jugées dépassées, mais je suis un homme attaché aux valeurs traditionnelles… Je saisis également un couteau de poche pliable, pour couper le plastique… Des goûts sûrs aussi, pour les choses qui ont fait leurs preuves.

Raisonnablement chargé, il me faut encore grimper le mur de l’arsenal, en m’aidant du châssis de la porte pour atteindre le commencement du toit, plus haut de ce côté. Les armes cliquettent sur mes flancs, mais heureusement une ronde bien faite est une ronde sans surprises. Je me hisse à la force de mes bras sur le bord du toit, et je n’ai plus qu’à me laisser glisser sur la pente direction l’extérieur, à chuter et rouler correctement sur le sol. Le pistolet appuyé sur ma hanche imprime sa marque dans ma chair, et je peux m’éloigner en claudiquant. Il n’y a rien de plus facile que de connaître la routine pour celui qui veut la briser.

Heureusement, l’agglutinement des immeubles dans tout secteur me cache rapidement à la vue d’un éventuel insomniaque rapporteur, et c’est en me glissant dans les rues que j’échappe à toute poursuite hypothétique. Je n’aurais jamais cru pouvoir être protégé par ces amas de béton. Peu importe, je vais les faire sauter quand même. Prochaine étape, les monuments.

Des monuments, les villes en sont bourrées. Vestige de notre histoire ou beauté architecturale, toutes les raisons sont bonnes pour abriter salle de réception, réunion politique ou résidence de haut dignitaire. À l’extérieur, un lieu de culte pour l’amoureux des belles choses ; à l’intérieur, un repaire à fric pour les esclaves des apparences bien mises ; en tout, un centre de réactions contradictoires. Et des réactions, je veux en avoir. Je veux que les gens se rendent compte de ce qu’ils possèdent, ce qu’ils ont là entre leurs mains, tellement présent dans leur quotidien qu’il est devenu invisible à leurs yeux. Je veux qu’ils relèvent la tête de leur routine, qu’ils regardent enfin ce qu’ils perdent, qu’ils sachent ce qui est vraiment important dans leur vie. Et cette explosion, ça va leur faire relever la tête, sans aucun doute, à moins que ça ne leur pète au visage…

Pas de symbole de la nation, pas de construction mondialement touristée, non, un monument pour moi se trouve dans une toute petite ville, au fond d’une impasse, au milieu d’un rond-point. Construit de vieilles pierres carrées, et blanches, majestueux sur ses fondations de granit, bien bâti de roches taillées et ajustées, des larges fenêtres d’un bois noble et résistant, laissant pénétrer la lumière, mais faisant obstacle aux variations du temps, le tout paternellement recouvert d’un toit protecteur d’ardoises sombres et rectangulaires. Des murs de vingt à trente mètres de long, flanqués de deux tourelles à leurs côtés. Trois étages.

À l’intérieur, on devine la cour encore pavée, et les escaliers de marbre usés en leur milieu. Des rampes de vieux fers peut-être, et des portes en bois, massives, à chaque appartement. Un minichâteau – une maison en fait – délesté par le peuple pour en faire une administration, engorgée dès neuf heures, délaissée à dix-neuf heures, à moins qu’elle ne reprenne vie à cet instant.

Ce genre de monument, il en existe encore beaucoup. Ce sont eux que j’allais voir le plus souvent pour m’échapper du monde, surtout les soirs, comme celui-ci, où le monument se trouve comme mis à l’écart du monde par les centaines d’halogènes l’éclairant exclusivement lui.

Je colle un morceau de plastique aux pieds de la statue sur l’allée de macadam, devant la maison. Ça déclenchera l’explosion. Puis je joue du couteau. J’ai laissé pendre la grosse chaussette de plastique explosif autour de mon cou et j’en découpe des morceaux au gré de mon inspiration. Un bout pour la porte d’entrée, des chicots sous les fenêtres, un gros morceau dans le creux d’une pierre, un morceau tout le long de la première tourelle, bien étiré, un petit bout sur un robinet extérieur, plein partout disséminé sur le mur arrière de la bâtisse, et puis pour finir je lance quelques bouts de pâte sur les étages supérieurs, les fenêtres et les murs, comme ça, au petit bonheur.

La préparation achevée, je retourne à ma statue-fer de lance de la bataille pour le monde, et j’y plante le premier détonateur, réglé sur cinq minutes. J’enclenche. J’ai tout le temps. Je me détourne, les mains dans les poches, et marche dans la rue toute droite qui fait face à la maison administrative plastiquée à mort. Lentement, sifflotant presque, je longe les murs de la ville plongée dans le silence de la nuit, et me planque au dernier coin le plus éloigné. C’est comme si mes oreilles essayaient de se protéger du vacarme qui allait suivre en se bouchant et en se focalisant sur les pulsations de mon cœur. Et ça explose. Mille fois plus lumineuse que les halogènes réunis, l’explosion est énorme ; elle pulvérise le monument en miettes instantanément, et mes yeux voient avec stupeur une porte flambante passer à quelques centimètres, éblouissante. Ouah, ça m’en coupe les jambes. À la place du monument, plus rien. Et déjà les fenêtres des habitations qui s’ouvrent à la lumière, tandis que je m’éclipse discrètement.

J’aime faire ça. Jamais je n’aurais cru que ce rouleau de plastique pouvait être aussi puissant ; il faudra que j’y aille plus mollo la prochaine fois, que les êtres humains mesurent l’étendue du malheur. Je me frotte les mains en repartant. Ça me peine un peu pour cette belle construction, mais à quoi bon la laisser vivre dans ce monde ?

Il y a d’autres monuments sur ma liste de sacrifices, qui doivent être opérés de la même manière, afin de donner un sens à tous ces actes. Il faut qu’ils comprennent.

 

La nuit est dense, noir compacte. La rue est accueillante à ces heures-là, elle m’appartient. Au milieu d’une de ces rues, je trouve un petit renfoncement utilisé pour entreposer les poubelles. Lorsque j’en pousse les ordures, mes épaules trouvent juste leur place dans la largeur de cette excavation, et je m’y installe, en chien de fusil, rabattant les papiers et cartons sur moi pour me couvrir – je ne dors pas sans couverture. Le silence reste le même dans cette partie reculée de la ville, et je m’assoupis doucement, porté par le poids grandissant de mes paupières.

Je dors depuis quelques secondes à peine – ou étais-je sur le point de la faire – que ma conscience se focalise sur un "tac – tac – tac" régulier, provenant du mur en face. Fichée pile devant moi, une caméra sur pivot tourne inlassablement de droite à gauche, puis de gauche à droite, dans un "tac – tac" régulier. Je l’observe à travers mes yeux mi-clos. Le mouvement est mécanique, imperturbable. Droite, face, gauche. En bougeant très lentement mes doigts, sans froisser aucun papier détritus, je sens apparaître ma mitraillette légère dans ma main. Gauche, face, droite. Je sers fermement la crosse de l’arme et prépare l’autre main à venir s’y coller pour me protéger du recul. Puis tout se passe comme au ralenti :

Mouvement zéro, la caméra est à droite, elle filme le bout d’une rue sombre, vide, au fond de laquelle un premier lampadaire donne une lumière brumeuse bleutée.

Mouvement un, la caméra est face à moi, je feins d’être réveillé brusquement et, choqué, je tourne mon visage avec horreur vers la droite.

Mouvement deux, la caméra continue sa course fatale vers la gauche, j’empoigne ma mitraillette des deux mains et canarde à tout va l’enregistreur vidéo. La violence du mitraillage me relève brusquement de ma position assise et je maintiens les muscles serrés mon arme qui sursaute. Le boîtier éclate et tombe lamentablement au bas de son pied rotatif. J’en vide un chargeur complet, sur cette saloperie de caméra, et ce n’est que la première que je bousille.

Mouvement trois, je peux me rasseoir plus serein, et poursuivre paisiblement dans mon sommeil, là où je m’étais arrêté.

 

Malheureusement, il n’est pas dit que je puisse dormir tout de suite, peut-être même ne pourrai-je plus jamais dormir du tout, c’est ce que je me dis en entendant des talons claquer à l’entrée de la ruelle, au fond là-bas, à droite. À peine réinstallé, je dois me pencher en avant pour observer ce fouteur de merde, et c’est toute une petite bande que je vois se dessiner sous l’éclairage bleuté du lampadaire, marchant du même pas lourd et régulier, comme un seul homme. Ou une seule femme.

À contre-jour, la lumière blafarde me renvoie comme une impression de flou vaporeux autour du groupe, et c’est dans un profond soupir que je me dois de ramasser mes armes. Le temps que je me relève et les guignols ne sont plus qu’à quinze mètres de moi. Ils se stoppent net, sur un signe de leur chef, qui écarte les bras au-devant du groupe, et ils me sourient, de toute leur puanteur, façon de me dire que je ne me suis pas trompé sur leur compte.

C’est l’avantage d’être libre comme l’air, comme moi, on peut se permettre des jugements de demi-dieu, et les faits nous donnent raison dans ce que l’on avait senti.

Là, mes gugusses sortent leurs couteaux à cran d’arrêt dans des cliquetis de chants de cigales, et ricanent grassement. Je suis étonné de voir combien les cheveux longs peuvent friser sous la crasse, c’est tout à fait passionnant. Ils sont calmes, et moi je bouillonne d’énergie. Pour un peu, j’ai presque envie de leur demander d’approcher pour qu’on rigole, mais j’opte pour la méthode expéditive. Alors que la bande continue à se faire mousser des pectoraux et me regarde avec de plus en plus de haine froide et gratuite, je suis campé face à eux, les deux pieds dans les débris de caméra, et je plonge ma main sous la chemise pour en retirer une grenade. Naturellement, sans me presser vraiment, je porte la grenade à la bouche pour la dégoupiller et sourire à la bande l’anneau entre les dents. Celui de mes agresseurs se fige subitement et tourne au vert. Le chef est le plus prompt à réagir et pousse ses camarades à se ruer vers l’arrière, en retraite, alors que je leur balance mon premier ustensile roulant. La grenade explose, enfumant la ruelle. Je jette une deuxième grenade dans la même direction, un peu plus fort, après l’avoir dégoupillée à son tour. Nouvelle explosion, nouveau rideau de nuages. J’attends quelques instants que le silence revienne, et que l’assombrissement soudain refasse place à la lumière bleutée caractéristique, puis après quelques minutes j’inspecte les dégâts de ma petite sauterie : quelques lambeaux de tissus arrachés, un collier de perles doré, et un bottillon-santiag posé tout debout, sur sa semelle. Je suis assez content de ce dernier trophée, symbole de la victoire, mais finalement je le balance ; le pied était encore enfermé à l’intérieur, jusqu’à mi-tibia.

Alors je balance toutes leurs traces d’un coup de pied et décide d’aller me recoucher, avec l’étrange impression d’être dans un rêve. Suis-je vraiment capable de faire ce que j’ai fait ? En attendant, j’ai débarrassé cette ville de son cortège de bandes de nuit, et je recolle mes larges épaules dans leur cavité avec bonheur.

 

Une bonne nuit de sommeil, et c’est la douce rosée du matin qui me réveille. J’ai juste le temps de me frotter les yeux et de claquer la langue trois fois sur mon palais qu’à nouveau des pas se font entendre, mais moins bruts cette fois, comme un glissement de mocassins, et venant de la gauche. Branle-bas de combat, époussetage rapide, la rue ne m’appartient pas après tout, les gens ont bien le droit d’y passer. Oui, mais là ce sont de bons gros vigiles bien uniformisés, guidés par un petit gringalet en pantalon de velours.

Je relève la tête, il me désigne du doigt, menaçant, et les gardes se mettent à courir. J’en suis tout surpris. Mon premier geste est de rester planté là, un sourcil relevé. Et puis doucement, un pas après l’autre, je me mets à courir également, dans la même direction qu’eux, vers la sortie. À mesure qu’ils se rapprochent, j’augmente mon allure et le nombre de pas qui me séparent d’eux. C’est incroyable qu’avec une telle masse de chair tressautante ils puissent encore courir avec une telle agilité ! Je réfléchis à tout cela, la main sur mon pistolet mitrailleur toujours, en courant à toute blingue. Est-ce que je les flingue, comme ça, gratuitement ? Mince alors, je ne pensais pas que les caméras étaient reliées à un central, je pensais qu’on en changeait les bobines tous les jours… À moins que l’abruti qui a perdu son bout de jambe hier soir ne soit allé se plaindre au commissariat ? Ceux derrière, ce ne sont pas des flics. Trop de masse musculaire. Juste des vigiles. Non, pas envie de les flinguer. Je n’ai rien contre eux, je les plains plutôt, et les comprends. C’est vrai, ils n’avaient que leur corps pour eux, qu’ils ont décidé d’entretenir, et de cultiver. Et puis après ils se sont dit : « Qu’est-ce qu’on peut faire d’un corps pareil ? » Vigile. Très approprié. Et puis le métier a tellement évolué. Même les anciens flics doivent se reconvertir en vigiles pour survivre.

En attendant, ils me coursent toujours.

Peut-être qu’une petite grenade les ferait réfléchir ? Non, c’est que du muscle de salle, le cœur, lui, n’est pas gonflé. Et en effet, l’un après l’autre, mes vigiles stoppent leur course, la main sur le cœur. Moi je file comme l’éclair, longeant les murs de briques transformés en fils d’énergie, vers la lumière.

 

Comme tous les chemins mènent à Rome, ma rue finit par me conduire vers le centre de toute ville : la gare. Sur la route, j’ai tout de même eu la chance de rencontrer une baraque roulante à petits déjeuners. Un sympathique gars tenait cette vieille carlingue et s’arrêtait à divers endroits pour vendre petits pains au chocolat, croissants et boissons chaudes. J’ai fouillé le fond de mes poches pour en sortir un peu de monnaie et acheter deux petits pains. L’argent n’a jamais été un problème, depuis le début. Et je les ai mangés sur la route. Il était marrant le gars ; le verbe simple, une petite plaisanterie et un bon sourire bien franc. Jovial, ce type ! Ça fait plaisir…

Maintenant, les choses sérieuses. La gare est face à moi, un monument à elle seule. De larges poutres métalliques horizontales tiennent le devant de la gare, à cinq mètres au-dessus de l’entrée-sortie principale, avec la sempiternelle horloge ronde en son centre. Sur le flanc gauche, le bâtiment des ventes de billets aux voyageurs, à façade ravalée et larges fenêtres. Sur le flanc droit, bâtiment identique, mais renfermant les bureaux, l’administration rampante et le petit personnel transformés en agents du cœur sur commande ; un cœur en métal.

Naturellement, en terminant mon deuxième petit pain, je marche le long de la façade droite et, à l’aide de ma main libre, j’arrache de petits bouts de plastique explosif et les colle aux coins de chaque fenêtre. Je fais ainsi tout le tour du bâtiment, sans me faire remarquer. Ensuite, je passe sous les poutrelles d’entrée, en déposant un gros amas de plastique sur une brique. C’est voyant, mais il faut que je puisse l’apercevoir moi aussi sans me tromper. Puis je me glisse vers le commencement des locaux, juste à côté, pour atteindre l’échelle de fer menant au toit. C’est une échelle dite de secours. Personne ne fait attention à moi. Je grimpe. À cinq mètres au-dessus du sol, les gens me paraissent déjà moins importants. Pourtant il ne faut pas qu’un seul d’entre eux soit touché. Leur perversité n’a d’égal que leur connerie, n’empêche, autant les représentants matrimoniaux de chemin de fer peuvent crever, autant ces citoyens doivent vivre. Pour comprendre.

Le jeu d’équilibre n’est pas évident, il faut que je sème entièrement mon plastique sur toute la longueur des poutrelles, afin qu’elles explosent en miettes pour ne pas atteindre les passants du dessous. De mes bras et mes jambes, il me faut faire une véritable équerre afin de me déplacer tout le long, me déséquilibrant sans cesse pour couper du plastique. Périlleux. Puis je reprends pied de l’autre côté et descends l’échelle. Et d’un.

Immédiatement, second problème : l’accès aux trains passe par des portes à faisceau électrique. Si je passe, je vais rebondir comme sur un trampoline et me retrouver écrasé sur la façade à trente mètres, de l’autre côté de la rue. Je ne pense pourtant pas à laisser ces trains dans l’état où ils sont ; ce sont leurs occupants qui ont déraillé ! La solution s’impose vite. Devant tout passage, le faisceau se coupe puis se réactive après traversée. Je me glisse donc derrière un petit-vieux, et je saisis mon pistolet que je cache – assez mal – de mon autre main. Le vieux passe avec son ticket, je tire sur l’œil électronique immédiatement, le faisceau ne se reforme pas – chance – le brouhaha du hall de gare a couvert mon coup de feu, même le vieux ne s’est pas retourné.

Maintenant, il me faut faire très vite. Je cours vers le premier train prêt à partir et saute dans un wagon. Je prends une seconde pour respirer, et me glisse banalement dans le compartiment. Comme c’est un train en partance, les menottes d’accoudoir se referment déjà sur la main de leur occupant et le wagon se met en branle. J’observe les mines amorphes de tous les voyageurs et j’ai envie de flinguer à tout va pour les réveiller. Quand tout à coup des bruits me parviennent de quelques rangs plus loin. Je m’approche. Un sale type profite de sa main libre pour tripoter sa voisine tout partout, qui, gênée par sa menotte, ne se défend que bien mal, en donnant des tapes. Le gars rit grassement, en tirant la langue, et il la touche de partout. Personne d’autre que moi n’y prête attention. Je m’approche du type, sort mon flingue, et je tire sur la menotte de la fille pour la libérer.

Puis je m’attaque aux autres sièges, tous les autres sièges pour libérer les voyageurs de cette emprise de merde, de cet abus de liberté, piétinant la leur. Ce sont des usagers, pas des pantins. À chaque coup précis de mon pistolet, c’est une menotte qui saute et un poignet qui se libère, un être qui ouvre les yeux peut-être. Je fais péter les accoudoirs des sièges libres. Cette scène s’est déroulée en une poignée de secondes, et il est encore temps pour moi de rejoindre le quai d’où le train ne s’est pas encore complètement éloigné. Pour ouvrir la porte, je suis contraint de briser une glace d'urgence à coup de crosse, et je débarque sur le quai à peine la porte dégagée. Course encore, là je suis repéré. Inutile de me retourner, je sais que les contrôleurs fondent sur moi et que bientôt vont déboucher les militaires de surveillance. Tout va se jouer sur un quart de poil. Je retraverse le quai à toute vitesse, le hall, la foule semble immobile, je repasse par le faisceau bousillé tout en extirpant un détonateur de ma ceinture, je coure toujours vers la sortie, je règle l’engin sur trente secondes, le minimum, j’arrive à hauteur du flanc droit du bâtiment, la masse de plastique est toujours sur sa brique, je plante le détonateur et je cavale de l’autre côté de la rue. Il me reste quelques secondes pour faire les trente mètres et me planquer au coin. Je saute. La gare explose. En deux temps. Je vois d’abord toutes les fenêtres de l’administration exploser en même temps, mille éclats de verre briller au soleil, puis immédiatement ce sont les rambardes autour de l’horloge qui suivent, mais là c’est haché si menu que le ciel lui-même semble appeler ses atomes pour les aspirer et les retenir en son sein. Le vent fera le reste. Le bruit est insupportable. Je dois me boucher les oreilles pour ne pas entendre l’éclatement, et il me faut ensuite me soustraire aux cris des touristes affolés – c’est l’habitude, conditionnés.

Et rapidement, sans trop regarder en arrière, il me faut vite m’enfuir vers un autre endroit, sans savoir encore quel résultat aura eu cette action. Le saurai-je seulement un jour ?

 

Alors maintenant, tout est de plus en plus simple ; les données du jeu se rétrécissent. Ma tête est connue, ils ont peut-être même mes empreintes digitales. Mes actions sont connues, donc surveillées par anticipation. Il n’y a pas trop de personnes à qui je puisse faire confiance spontanément, et mon seul moyen de locomotion à présent est la course. De toute manière, en même temps que mes armes, mes cibles disparaissent progressivement, et j’entrevois déjà la fin, où il faudra m’arrêter. Bien, bien. Tout est très simple. L’ultime objectif, pour moi, c’est la prison. Là où tout a commencé, doit finir.

Les pénitenciers se trouvent toujours en marge de la ville, par habitude couarde ; on ne regarde pas là où on aurait peut-être pu se rendre aussi. Un sentiment de honte et de culpabilité se mêle toujours à la contemplation d’une geôle. Le temps n’y aura rien changé. Cette démarcation m’aura fait retraverser seul toute la ville que j’avais déjà parcourue en sens inverse avec la fille du vent. Il ne me reste même plus un prénom à crier.

Je cours toujours. Depuis la dernière explosion, et le murmure des flammes qui a suivi, je n’ai cessé de courir que pour voler quelques fruits aux étalages et en profiter pour péter la caméra en bout de rue d’une balle ou deux. Je cours si bien que j’en arrive à me demander si mes jambes ne savent plus faire que cela, formées par l’effort. Ma course me porte en dehors de la ville urbanisée, pour me jeter aux portes du pénitencier. L’arrivée. Le lourd édifice de fer forgé est flanqué de deux tourelles d’observation fournies en gardes, barrant l’entrée. Apparemment, les prisons se vident, mais pas plus vite que le rythme du marteau sous la main du juge suprême. Derrière la grille, c’est plus de cent mètres de voiries, encadrées par des locaux de tailles différentes, tous en métal brut. Aller tout droit.

Je me recule le plus possible en face de la porte d’entrée grillagée, déplie mon bazooka portable, l’arme de sa seule recharge, porte le tout à l’épaule, vise pleine poire, et je tire. La fusée file, je lâche l’appareil, la porte éclate, laissant basculer les deux tourelles, emportées par le flux. Je me remets sur les deux guibolles et je fonce. Tout droit. Je cours sur les deux grilles maintenant affalées et je pénètre en zone dangereuse. Les gardes sont KO de ce côté-ci et il faut que je parvienne à maîtriser les suivants avant leur arrivée. Je continue sans bifurquer. Je fais les cent mètres en quelques secondes, pousse les portes du premier bâtiment en face, et me retrouve juste dans la prison principale, emplie des cellules. Au rez-de-chaussée où je suis, j’entends les pas précipités des gardes amassés qui vont bientôt déboucher des salles de surveillance après s’être équipés. J’ai juste le temps de dégoupiller une dernière grenade, et de la lancer sur l’office à gauche, d’où sort le groupe d’un seul coup. Explosion. Fumée et cris. J’empoigne ma mitraillette pour envoyer quelques rafales tandis que je m’avance plus en avant dans le bâtiment principal. Des têtes sortent à travers les barreaux des cellules, mais aucune arme. Si je tenais un de ces types qui se balade dans la rue en ce moment même avec juste un bout de plastique autour de la cheville, en toute liberté, et qui va acheter ses poireaux au marché, je lui foutrais ma crosse dans la gueule. Remarque, je serai bientôt moi-même un de ces types si je ne fais pas gaffe.

Je poursuis ma progression dans les locaux enfumés par la poudre brûlée, en guettant. Apparemment, aucun autre garde ne semble se montrer, mais je sais que l’alarme est donnée et que le reste des équipes va arriver. Je repère la cage en verre tout au fond du bâtiment, le reconnaissant tout de suite, et je fonce sur elle. Aucun problème pour rentrer, la porte blindée qui coupe l’entrée au sas est restée ouverte. Je pénètre le sas et pousse la seconde porte pour me retrouver à l’intérieur même du centre du supplicié. Au milieu de la pièce, le fauteuil du condamné avec ses attaches multiples et le long fil électrique qui le relie aux accus survoltés. Face au fauteuil, la large baie vitrée qui a donné son nom à la cage en verre, et derrière, les trois rangs de fauteuils rudes, dans un desquels j’étais moi-même assis trois ans plus tôt dans mon costume trop large. Plus haut, des deux côtés de la fenêtre étirée, deux caméras filmaient toute la scène pour la retransmettre partout dans le monde. Je tire sur le fauteuil, je tire sur les caméras, je tire sur la vitre blindée, que mes balles ne traversent pas, n’atteignant pas les fauteuils. Je vide un chargeur complet sur le siège du condamné, j’en détruis définitivement l’image de la mort programmée, et décidée. Et puis je finis mon flingue dessus, auquel il restait quelques balles. J’entends alors le déclic de la porte derrière moi, et je vois des gens en uniforme venir face à la verrière me faire des grimaces et des gestes obscènes, signe que je suis pris au piège. Pris dans ma liberté. Et dans celle que je voulais rendre. Ils rient, mais aucun son ne me parvient derrière le blindage. Ils ne comprendront jamais. Mais je ne dois pas rester ici. J’ai encore un chargeur de mitraillette, mais il ne ferait rien contre les blindages. Finalement, le point le plus faible reste encore la large fenêtre, tout au moins son cadre. Et le plastique est ma dernière chance. Je sors mon petit canif dont la lame est maintenant maculée, et je découpe encore des petits bouts, réguliers, que je colle rapidement sur l’encadrement de la fenêtre. Si j’ai du bol, la fenêtre sera défenestrée d’un bloc et je pourrai passer. Sinon, j’en crève. J’enduis toute la fenêtre sur son pourtour, finissant ainsi ma réserve de plastique, et j’y plante les trois détonateurs restants, inutiles sans leur plastique explosif, réglés à quarante secondes. Dix de rab.

Ramassant les morceaux du fauteuil, je m’éloigne le plus en face du panneau de verre et me protège tant bien que mal des débris possibles. Le temps passe bien plus lentement cette fois. Alors que tout s’est enchaîné très vite dans cette course folle vers la mort, j’ai tout à coup une grande retombée de silence qui m’éclaire sur tout le chemin parcouru dans un grand flash. Et le plastique explose !

En une pièce, la vitre tombe sous le chambranle pulvérisé et s’abat au sol. Mes voyeurs intempestifs les plus proches se sont pris les éclats en pleine face, et les autres se sont reculés sous le choc de l’explosion. Je fonce dans le tas, je traverse le groupe des gardiens abasourdis et je relance la mécanique en rafale de ma mitraillette avant qu’ils ne saisissent la leur pour me couper. Le sang gicle, les corps se reculent et tombent. Je cours vers la sortie. Lorsque j’atteins la porte, les balles se remettent à pleuvoir autour de moi et je m’extirpe juste au bon moment. Encore quelques mètres et je refranchis les grilles de la prison, dehors. Je n’ai pas le temps de calculer. La ville c’est là-bas, la prison est ici, et le plus proche c’est la plage. Je reprends ma course haletante, direction la mer. La poursuite s’organise dans l’improvisation d’une masse non pensante de geôliers guidés par la raison de l’arme. Ils sont bien une vingtaine à me courir après, avec leur histoire à eux, ce qu’on leur a inculqué, la mort de leurs camarades que je viens de leur infliger, et la fonction dans laquelle ils se retrouvent prisonniers. Inutile donc de faire appel à leur raisonnement. Je cours. La ville s’éloigne définitivement, et rapidement le sol bitumé est remplacé par la roche pure et dure, sur laquelle mes talons claquent. Je me débarrasse de ma chemise inutile, gardant juste la mitraillette au poing. Fin des rochers, je saute sur le sable et me déchausse rapidement, profitant du couvert. La masse bêlante se rapproche d’autant. Je fonce à l’extrémité de la plage, là où démarrent les barrières électriques balayant le sable dur. À l’aide de ma mitraillette, je fais sauter tous les boîtiers, tous les œilletons électroniques, toutes les dérivations électriques, et subitement toutes les barrières disparaissent. Mes gardes se rapprochent encore et commencent à me tirer dessus. Au milieu des balles, je cours sur le sable dur, droit sur la mer. Curieuse sensation que celle de courir pieds nus sur le sable humide pour se jeter à l’eau. Mes oreilles finissent par se fermer à tout bruit envahissant et je plonge dans la mer à la fin de ma course effrénée, dans le silence le plus total. Il n’y a pas que l’image de la mer qui me submerge et je sens les petits appendices venir trouer ma peau et s’y lover. Le temps m’appartient soudain et je regarde mes mains sous l’eau bleu vert, brasser l’élément liquide pour me faire avancer. Mes sensations se diluent lentement et un reste d’ouïe m’indique encore le bruit des milliers de balles percer l’eau sous un plic! agaçant. Tout devient flou et s’assombrit. Je sais qu’au fond là-bas doit se trouver la fille du vent dans sa robe toute simple et légère, et qui m’attend.

 

Je ne saurai jamais si ce que j’ai fait aura servi à quelque chose.

 

L’écriture de ce livre, commencée à Tokyo, s’est terminée

le mercredi 10 décembre 1997

à 2 h 45, heure locale (Lambersart)

 

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