Le livre où l’humain se recycle

(Sous-titré : Le sens de la vie)

 

ISBN :

978-2-9813734-0-3 (EPUB)

978-2-9813734-1-0 (PDF)

978-2-9813734-2-7 (HTML)

978-2-9813734-3-4 (Kindle Edition)

978-2-9813734-4-1 (Imprimé)

Publié par Raphael Danjou

Tous droits réservés 1993-2013 Raphael Danjou

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Raccourcis

Chapitre premier

Chapitre deuxième

Chapitre troisième

Chapitre quatrième

Chapitre cinquième

Chapitre sixième

Chapitre dernier

Épilogue

 


Chapitre premier

— Avancez, s'il vous plaît ! Candidat 71092N, sortez du rang et descendez au box de lobotomie par le R19.

Je m'appelle Baratto, George Baratto, j'ai trente-neuf ans.

Je fus condamné à mort il y a huit ans par le tribunal de grande instance de Varny pour meurtre qualifié sur la personne de Joséphine Montrez, petite enfant blonde de pas plus de douze ans, homicide volontaire sur Joseph Montrez-Beaulieu, son père, pour violation de domicile et détention illégale d'arme blanche : mon plus célèbre couteau de boucher style machette que mon père m'avait acheté pour mon premier camp de scout. À neuf ans et demi, je coupai la main droite de mon sizenier à l'aide de l'instrument fatidique ; je hais les droitiers. Ce fut son premier méfait et depuis même ma mort ne pourrait être causée que grâce à lui. Jinguo est son nom, du nom de ma boisson favorite : gin-goyave. Mais là n'étaient pas les seuls écrits qui remplissaient mon casier : vol à la tire (j'aime la sonorité de ce mot, il me rappelle toujours le nom du premier homme à avoir braqué une banque en traction : Bono), détérioration de biens publics (avec mon fric, ces salopards de percepteurs faisaient construire des routes si tordues qu'on s'abîmait les bras à braquer sans cesse le guidon dans le sens du virage. J’avais tenté de rectifier longilignement ces pavés à l'aide de pioches et de pelles, puis d'expliquer au fonctionnaire qu'en ligne droite il pourrait prendre plus de vitesse et se déplacer avec plus de facilité, mais la voix de la raison n'arrive pas aux oreilles de l'uniforme rassasié), et deux ou trois atteintes à l'ordre public et aux bonnes mœurs...

En bref, j'étais un homme accompli lorsque j'ai été chopé.

 

Après rejet de mon pourvoi il y a six mois (ils se déclarent sans cesse occupés, n'empêche qu'ils ont dû trouver le temps de se faire du blé sur mon dos), j'accédai enfin au comptoir roulant — ultime faveur pour le dernier des sous-hommes. La finalité pour la plus infâme racaille de cette vie était invariablement de se retrouver sur ce tapis. Ces degrés zéro de l'humanité défilaient côte à côte, en pas chassés, portés par des rouleaux de caoutchouc, et les plus riches hommes — ou femmes — du monde venaient y choisir librement leur robot.

 

L'origine de cette mascarade remontait à très loin. En 1932, un geôlier — qu'on surnomme tous Raoul, ça fait benêt — tomba amoureux d'une abominable blonde qu'on devait pendre le lendemain et remua ciel et terre pour s'enfermer à vie avec elle. Finalement, elle fut brûlée vive, la nécrophilie étant trop répandue chez les matons. Six mois plus tard, le syndicat des prisonniers appela à la grève pour proposer violemment que les détenus condamnés à ne plus être soient rendus au service — à vie — de celui qui aurait besoin de les exploiter, et le 18 juillet 1932 (ils n'ont pas traîné, il ne devait pas y avoir de blé à se faire sur ce coup-là) fut proclamée la loi instituant comme légal l'achat définitif de l'enveloppe humaine, réduite ainsi à l'état d'automate.

 

Étalés comme une viande de premier choix, nos sales gueules hoquetant sous les à-coups du tapis mécanique, nous nous succédions dans l'aquarium, immense présentoir longiligne derrière lequel pouvait se trouver notre sauveur d'un jour et notre bourreau à la fois, pour la même raison.

J'arborai pour ma part le plus large sourire, montrant combien ma dentition était saine et alignée. J'avais également plaqué mes cheveux bruns à l'aide de mes deux mains enduites des dernières raclures d'un pot de gomina, afin de les tirer en arrière et qu'ils épousent la courbure que j'espérais anguleuse de mon crâne, laissant ainsi supposer la force d'un corps athlétique que je ne possédais évidemment plus ! Un harmonieux régime à base de vin frelaté et de tabac d'un mélange un peu spécial m'avait permis jusque-là de conserver ma taille de jeune puceau, mais le cœur n'y était plus et je savais pertinemment, pour avoir étudié pas mal de relevés statistiques, que l'institut de médecine légale n'attendait généralement pas la quarantième année pour envoyer les citoyens au recyclage.

 

Avant le retrait des méthodes statistiques il y a dix ans pour cause de paramètres trop nombreux à envisager, des milliards de citoyens crétins les consultaient quotidiennement comme référence sur la vérité de leur personnalité révélée, ne se rendant pas compte qu'ils constituaient eux-mêmes le contenu de ces statistiques et qu'ils n'avaient qu'à s'écouter pour connaître l'opinion du citoyen crétin de base, si crétinisme il peut exister à une telle échelle, si citoyenneté peut encore s'utiliser en ce bas monde pourri d'individualisme.

 

J'étais pour l'instant simple détenu et j'aspirais à devenir l'instant suivant un homme en sursis.

Mon avenir se divisait effectivement en trois voies exclusives :

− ou j'arrivais en bout de course du tapis roulant et je partais pour l'abattoir, comme je me l'étais laissé conter par mon gardien qui m'imaginait tout à fait, disait-il, « haché menu dans la boite de métal d'un pâté pour chiens » ;

− ou mon cœur tenait jusqu'au billard d'une salle de chirurgie immaculée pour y être extrait dans ce que j'aurais aimé être une explosion de tripes et de boyaux, baignant dans le sang noir et visqueux de la mort, puant à cent mètres le rat crevé et la merde de putois, faisant se relever d'un coup et comme synchronisées les têtes des chirurgiens et des aides-soignantes, l'infirmière stagiaire allant gerber ses céréales toutes fraîches du matin à la porte du bloc opératoire, rajoutant encore plus à la sensation d'étouffement, mêlée d'une sueur fétide maculant les tabliers de bouchers des observateurs médusés, marqués à jamais par l'immonde souvenir de Baratto, votre serviteur ;

− ou enfin, solution à laquelle je me plaisais encore plus à rêver, le blaireau en sari jaune articulait simplement mon matricule et je sauvais ma peau.

Le curieux personnage en sari jaune que j'apercevais indistinctement à travers les reflets des néons sur la cage de verre semblait appartenir à deux âges. Il possédait certes une chevelure abondante et soignée, ainsi qu'un corps d'une stature démesurée, mais le blanc de ses cheveux contrastait avec le teint hâlé de son visage tanné et fripé par les ans. Je lui en donnais facilement cinquante, bien que cela m'apparut à la réflexion inconcevable et pourtant, je devais m'apercevoir par la suite que je ne me trompais point ; j'étais même franchement optimiste, le bonhomme en question allant sur ses soixante-seize ans.

J’étais tout à mes rêveries quand, me poussant du coude, mon voisin de droite me fit retomber dans la réalité.

Je me tournai vers lui, plongeant mon regard vide de cogneur dans son unique œil et louchant avec mépris sur son bandeau de pirate et ses balafres, croyant que cet abruti en voulait à ma place, lorsque j'entendis ce message tant attendu couler jusqu'à mes oreilles, telle une cascade d'eau bénite, tels ce parfum de rose exhalant des prairies ou ce sentiment de bien-être que la jouissance fait monter en soi, la suavité du ton abordé pour m'interpeller me touchant au plus profond de mon exquise personne, délivrant sa missive qui me rappelait tant la fraîcheur de mon esprit de fourbe poète : « Bordel de merde, 71092N, au R19 ! »

Le R19, tous les détenus le savaient et ne voyaient en lui que l'ultime délivrance, menait au box de lobotomie !

 

Lobotomie... robotomie... sodomie... Ça rime. Tous pareils.

Ça me rappelle toujours le même souvenir, comme s'il était gravé sur la pellicule d'un vieux film animé pour lequel la bande-son n'aurait existé que pour laisser résonner le dernier mot, aussi parlant à mes yeux qu'un sous-titre portant "THE END" en majuscules blanches sur fond noir.

J'enfile une longue socquette noire, ou grise, qui me remonte jusqu'en haut du mollet, je resserre chaque double nœud de mes bottines foncées et je descends de la haute chaise au siège de paille en m'appuyant sur mes deux coudes. Je sors de ce qui doit être une cuisine et cours vers le salon pour m'inspecter dans la grande glace du placard. J'y vois un petit garçon qui a l'air d'être coupé à la taille et qui s'est lui aussi enroulé dans sa grande cape, il a le même nez en toboggan prolongé par une lèvre qui fait tremplin, et pas de lèvre inférieure — elle est en tout cas invisible. Il a juste ce menton bas fendu et ces joues carrées qui m'ont toujours donné l'air plus vieux. C'est tout moi. J'ai sept ans. Ma mère, dont je ne vois que le lourd manteau de laine noire tomber jusqu'à ses chevilles et que ses souliers heurtent à chaque pas, m'attrape par la main et me bringuebale sur des kilomètres, puis on se retrouve dans une étable, une véritable porcherie, c'est d'ailleurs de la paille par terre, sans doute pour mieux nettoyer. Toujours tiré comme un wagon emballé, je patauge dans une boue jaunâtre et des images défilent dans mon champ de vision périphérique. On dépasse ainsi un gros coffre enserré de chaînes, un homme tout maigre enguenillé, un autre qui me montre ses dents noircies et fait des yeux ronds maquillés de noir. Un homme — ou une femme — tend la main vers mes cheveux et je ne me vois sauvé de ces phalanges mangées jusqu'à l'os que grâce à une chute providentielle. Ma main toujours collée à la locomotive, je me relève après avoir été traîné dans cette merde et je sens tous ces rictus dans mon dos, rires figés qui ne laissent plus passer de sons, langues collées aux palais typhusiens.

On stoppe devant une grille bosselée à la peinture rouge écaillée, fondue sous des coulées de larmes de rouille. Il y a derrière un gros homme sans cheveux, tout nu, empalé plus qu'assis sur un tube vertical et qui semble fixer ma mère de ses énormes poches boursouflées de gras sous ses mirettes. On ne compte plus ses mentons et du gras semble aussi sortir de derrière ses oreilles et de sous ses aisselles. Une grimace déforme son visage débile, qui ne semble plus protéger en plein centre qu'un énorme pif en toboggan que je reconnais immédiatement : c'est mon père qui, lobotomisé à cause d'idées un peu trop progressistes, un peu trop savantes et un peu trop vraies, avait été placé dans cette prison de dingues pour y être "suivi". Lorsqu'il y était entré, quelques minutes avant l'opération, il nous avait murmuré à ma mère et à moi que tout cela riperait sur lui comme le reste et qu'il continuerait son combat plus efficacement à l'intérieur d'un établissement qui renfermait tant de gens révolutionnaires. Cinq minutes après, il revenait avec une bande sur le crâne et vomissait sur nos pompes. Ce jour-là, les plaques rouges s'entremêlaient aux plaques de crasse noirâtres sur sa peau et ma mère et moi venions voir ce déchet deux fois par semaine. Ma mère espérait toujours son rétablissement et qu'il revienne avec nous, et puis un jour j'ai compris en même temps qu'elle que la vie que la répression avait choisie pour lui l'avait rattrapé et complètement happé, alors qu'il s'efforçait en bavant d'articuler, de répéter ce mot qui semblait être devenu sa dernière occupation, sa raison de vivre et son combat : "Sodomie".

"THE END"

 

Bordel de merde. Sept ans à l'époque de ce vieux bout de film, trente-neuf au moment d'en écrire un nouveau, soit trente-deux ans de vide total, d'un George Baratto totalement absent du petit écran de la vie, rien qu'un bond hors du cercle temporel avant la redescente vers la première case de la marelle. La seule chose que j'aurais changée à ce cycle vertueux sera de ne pas avoir laissé de môme pour m'observer, mais c'est assez dommage, sinon je n'aurais pas eu à m'attaquer à cette jeune gamine pour connaître le véritable goût de la chair humaine, pas celui qu'on nous vend sous cellophane. Cette Joséphine, celle qui rit quand on la.... Ah, je n'aurais eu aucune emmerde si j'avais débarrassé la planète des enfants de putain que j'aurais osé y ensemencer. Et voilà où j'en étais pour n'avoir jamais permis à aucune femme de prendre son pied jusqu'au fond, me retirant toujours avant qu'il ne soit trop tard. Rien qu'une fois pourtant j'avais laissé traîner les choses pour voir ce que ça faisait, mais je peux pas être objectif puisque je savais que tout de suite après, mon bras obliquerait dans un mouvement répété dix mille fois de ma cuisse vers son ventre, tirant Jinguo de son étui sous ma cuisse et plantant sa lame effilée bien droite dans le nombril péripatéticien.

R19... R19... R19... Cet alphanumérisme resté coincé à l'entrée de mon oreille ne voulait pas s'éteindre et sonnait comme un accord inachevé, comme une fin de phrase non encore assimilée et cela n'en finissait plus de ne pas entendre la fin se terminer.

Finalement, c'était peut-être une solution pour oublier, la lobotomie. Elle avait été interdite pour des raisons humanitaires, parce qu'on ne voulait pas pouvoir créer une armée obéissant sans volonté, et puis finalement on l'avait heureusement rétablie, pour les mêmes raisons, c'est comme pour tout.

 

Plein de toutes ces considérations peu philosophiques et de ces souvenirs, j'essayai d'obtempérer énergiquement à l'ordre de me diriger vers le R19. Je sautai au bas du tapis roulant sur lequel défilait encore le reste de mes camarades d'un jour, certainement tous très envieux de mon sort, et je manquai de tomber en déséquilibre sous l'effet des tremblements qui secouaient mes jambes ainsi que mes bras et mes mains. J'avançai mon pied gauche, tentant de le coller au sol, puis je ramenai le droit et avançai ainsi très lentement dans le couloir. Ce n'était pas le moment de flancher et je fis le vide une dernière fois pour y laisser tournoyer ce dernier ordre avant tout effacement ; mon bide se tortillait comme s'il cherchait à se mordre la queue et je ressentais les mêmes soubresauts qui se répandaient autrefois dans ma main lorsque je serrais le poing sur le manche de Jinguo, la lame de cette arme tant vénérée fichée dans les tripes d'un pauvre bougre.

Bon sang, c'est pas vrai ! Mais qu'est-ce que j'avais bien pu faire qui soit si impardonnable pour me retrouver là, sans aucune échappatoire, et que l'on ne me donne même pas un autre choix, une offre de rachat. Mais le temps faisait si bien les choses, disait-on, pourquoi tout n'était-il pas déjà oublié ? Qui se souciait encore assez de moi pour me faire subir ce minuscule "plus" qui ne changera rien pour eux et qui me tuera tant ? C'était vraiment du sadisme gratuit, mais laissez-moi, lâchez-moi donc vous me faites mal, je vous hais, je vous chie dessus, bande de morves glissantes, saloperies d'infirmiers de dentelles, pédales de foire à maquereaux, emm..muh !

Deux espèces d'armoires mastodontes m'enserraient les bras comme des attelles en acier de coffre-fort. On aurait dit deux frères jumeaux tellement le rebondi de leur musculature et la blouse blanche qui les recouvrait les uniformisaient. Ils avaient bondi sur moi dès que j'étais entré dans le rayon de la R19 et m'avaient allongé de force sur un billard pour nain rectangulaire, style prêt à emboîter pour enterrement standard. Je m’étais retrouvé je ne sais comment complètement à poil, enserré par deux larges bandes de métal plat qui semblaient ne pas avoir de mécanisme d'ouverture. J’avais froid et drôlement envie de chier, et puis j'étais en train de gueuler comme un malade en prenant le plus de plaisir du mouvement de ma langue libre entre mes mâchoires quand une des brutes me la fracassa d'un large crochet du droit ; ça fit tchoc, mes dents descendirent toutes d'un étage et là, ce fut comme si j'étais raide mort. Tout comme.

Les instruments étaient prêts, espacés d'un demi-centimètre chacun sur le torchon blanc. Il ne me restait plus à moi que mes yeux, qui se fixèrent sur un scalpel ressemblant plus à un couteau SNCF qu'à la grandeur du suprême Jinguo. Un des pédés s'en saisit délicatement et fendit l'air en le tenant entre le pouce et l'index, en relevant presque l'auriculaire comme pour boire son thé avec préciosité. Je le sentis ensuite l'approcher des coins extérieurs de mes derniers yeux et marquer l'endroit de mes lobes frontaux en tirant sur ma peau de ses doigts boudins. Son petit copain débarqua sans bruit de l'autre côté, poussant un caddie plein de gadgets électroniques miniatures et de grosses boîtes noires. Il prit ensuite une seringue d'un liquide transparent, pressa quelques gouttes et me l'enfila dans le bras. Déjà complètement amorphe, j'abaissai mes paupières engourdies. Saloperies de droitiers.


Chapitre deuxième

« ... Alors là vous avez le poussoir — rouge — qui vous permettra d'appuyer. »

J'emplis totalement mes poumons. C'était un air propre et frais que je respirais. En face de moi se tenait un homme en sari jaune et aux cheveux blancs. Son visage était très sympathique.

— Bonjour, me dit-il.

— Bonjour, lui répondis-je simplement, d'un air enjôlé.

Quelle journée vraiment se préparait ! J'étais gai comme un pinson. Le ciel était d'un marron exaltant et les bâtisses d'un beige éclatant, tout brillait et reflétait une propreté imberbe.

Il me tenait par la main et la poussière soulevée par nos pieds nous enveloppait d'un saint suaire chatoyant qui illuminait notre route, les pierres montées en petits tas joyeux près des colonnes gris perle recréaient un jardin de nature sur des pavés de paradis. J'étais aux anges. Nous avons gravi quelques marches de marbre blanc puis nous avons traversé un hall empli de calme, sans autre fastueuse décoration. On entra alors dans une vaste pièce, en passant entre les colonnes sculptées, qui rassemblait des centaines de coussins, de poufs, de traversins et de matelas richement décorés autour d'un bac à piscine carrelé de faïences noires chatoyantes. Un élégant fumé de vapeur grise s'en échappait et le vieil homme se déshabilla pour y plonger, me demandant de faire de même.

— Elle est bonne, n'est-il pas vrai ? me dit-il.

— C'est vrai, acquiesçai-je.

— Peut-être un peu trop chaude à mon goût, continua-t-il, tournez le bouton blanc !

Je fis jouer mes doigts sur le thermostat.

— Bon maintenant fini, remonte et apporte mon peignoir, au pas pressé ! Il est accroché à la patère de la colonne cinq, m'indiqua-t-il.

C'était vraiment une journée qui commençait bien, et l'après-midi semblait prometteur si seulement tout était aussi simple. J'étais heureux.

— Eh, attends que je sois sorti et tiens-le ouvert pour que je le mette. Voilà. Maintenant, sèche tes pieds pour ne pas tout salir et enfile ce tissu. Je te fais visiter les pièces de ma superbe villa et tu as intérêt à tout bien retenir, sinon... On est bien d'accord ?

— On est bien d'accord, dis-je.

Pour sûr, sa villa était superbe et cet homme n'était que bienveillance à mon égard.

— Mais bon sang, fit-il en s’arrêtant tout à coup, ça pue ici ! Bordel, mais t'as chié dans ton froc ! Enfin... Je veux dire... Tu as déféqué sous toi, dégoûtant. Viens, les toilettes sont ici à droite en sortant du salon. Tu dois t'y rendre dès que tu as besoin, c'est bien compris, et tu utilises le papier et te laves les mains pour être bien propre, en relavant bien tout après ton passage, d'accord ?

— D'accord, dis-je.

Je regardais cet être plein de sollicitude en souriant.

— Mais qu'attends-tu ? Va te laver ! Anselme ! Levrie ! Venez l'aider à se nettoyer. 

Les deux pauvres domestiques m'ont alors pris chacun par un bras et, je ne sais pas pourquoi, je me mis tout à coup énergiquement à me tortiller pour enfin me soulever en secousses et en balancements de droite et de gauche, comme électrifié par un subit courant. Les deux hommes plissaient le front en arrondissant leurs yeux énormes et leurs bouches déformées par la frayeur, tout en cherchant à me contenir en resserrant toujours plus fort leur étreinte, ne faisant qu'accentuer mes spasmes violents.

— Mais laissez-le, lâchez-le donc, vous lui faites mal, ordonna le vieux maître.

Et alors le bien-être m'envahit à nouveau, comme si ces paroles m'apportaient une totale liberté, et j'étais si détendu qu'un petit liquide chaud commença à couler sur mes cuisses. Je courus alors jusqu'au rideau tendu devant les toilettes pour faire plaisir à mon maître, ses sbires me suivant pour m'assister.

 

Le lendemain matin était jour de marché. Je venais de passer une nuit "qui nous ferait le plus grand bien à tous", allongé sur une feuille de caoutchouc sous le lit d'Irga, le gardien du vestibule de briques. Ce vestibule se situait tout à fait à l'opposé du salon piscine et nombre de couloirs, corridors et jardins fermés devaient être traversés pour s'y poster. La loge d'Irga était assez spacieuse et il m’avait conseillé de dormir sous lui, la place semblant avoir été taillée sur ma mesure et puis il n’aurait pas été gêné pour aller pisser. Réveillés au spot volcanique, c'est Marchie qui me prit par la main pour me promener au marché. Nous avons quitté l'aile sud et ses briquettes pour sortir par le côté ouest en faïences, dont la porte de bois roussi ouvrait sur la place aux marchandises. Le dessus de nos têtes se recouvrait d'un immense tissu passoiré qui laissait passer des gouttes grisâtres au goût chaud et cendré. C'était très bon et cela remplissait mon estomac heureusement vide depuis la veille. C'était si délectable que j'en vomis une grosse part pour laisser un peu de place, mon bon maître ayant certainement encore de justes projets pour mon ventre.

Marchie, le serviteur des cuisines, m'enserrait d’ailleurs toujours la main, et il m'emmena le long des couloirs humains, en évitant bizarrement des monticules goudronnés et érodés, frottant ses sandales dans la poussière. Moi, marchant à ses côtés, je trébuchais conséquemment à chaque motte, soulevant toujours plus de déchets qui venaient gonfler ma robe et se coller sur ses plis.

Le peuple était si dense qu'on semblait rebondir à une seule et même agglomération d'élastiques humains agglutinés. Seul le ciel semblait ouvrir un vasistas visuel. C'était vraiment un ensemble coordonné et rempli de sympathie. Cette mitoyenneté me réchauffa le cœur ; je sentis même la sueur de Marchie dans ma main. Après un très long moment de marche incohérente et bringuebalante, Marchie se tourna vers moi et me parla de sa suave voix de ténor :

— Tu chopes c'sac et tu vas quère trois pommes vertes sur l'étalage à gauche. On s'retrouve t'à l'heure. Tu dis qu'c'est pour maître Baltzimar.

Et il se cassa !

J'ouvris ma main gauche et la trouvai enlacée dans la poignée d'un sac rond et transparent, bariolé de lignes blanc délavé. Ainsi mon bon maître en sari jaune et cheveux blancs se nommait Baltzimar. Dans le fond, la majesté de ce nom seyait parfaitement à sa haute stature et à sa crinière enveloppée. Et puis la retombée de la prononciation, cette sorte de plof ! à l'articulation de la dernière syllabe de Baltzimar, imageait assez bien les petits bourrelets de graisse que j'avais aperçus lors de notre bain. Il avait ces sortes de poches au collier, au bas du ventre et sur les rotules, et cet ensemble rembrunissait encore son teint de bronze. Je n'observais aucune de ces caractéristiques dans la foule autour, ni sur le marchand aux zygomatiques entenaillées. Je plaçai mes yeux bien en face des siens et j'y vis son âme à l'odeur de poisson pourri. Cette nouvelle odeur m'emplit également les narines et je pensai que cela devait être bon, comme tout ici, alors je souris.

Et puis je regardai l'étalage. Le marchand me montra les pommes orange.

— C'est pour maître Baltzimar, dis-je.

Il choisit trois grosses pommes orange de sa large paluche et me les fourra dans mon sac. Alors un gros homme à tissu boutonné et serré me bouscula et me renvoya au centre du passage humain. Les passages de foules étaient vraiment beaux et mon épaule m'élançait agréablement par à-coups violents. J'avais mes pommes et ma journée était vraiment accomplie aujourd'hui. J'attendis Marchie. Les gens produisirent une envoûtante musique qui enveloppa le marché et berça mon esprit absolument clair. Ça me donna le sommeil que je n'avais pas trouvé la nuit dernière et qui m'avait permis d'observer les reflets noirs sur le mur de briques.

Une bousculade s’était répandue dans la foule et s'amplifia, des bruits et des alarmes se succédèrent, des trompettes et des commentaires montaient. Je me rapprochai de la vaste piste que les individus avaient encerclée et regardai le corps démantibulé à terre : c'était un jeune homme du plus bel âge dont un bras était monté à l'envers alors que l'autre sautillait à quelques centimètres, une barre brillante l'éventrait en diagonale du sein au mollet, l'émasculant au passage, quelques boyaux jaunis débordaient de l'interstice provoqué et un reste d'entrailles hachées inondait son nombril faisant office de lac collecteur et guidant le sang le long des côtes brisées. Je crois que sa mâchoire était fendue et que son pied droit était foulé, mais ça, je ne pouvais pas le jurer. Tout le monde regardait, alors que des êtres uniformisés s'affairaient pour tout cacher.

Marchie profita de cette longue attente passive à regarder les choses pour me taper sur l'épaule et me faire retourner. Il me prit la main et m'emmena.

— Il faut faire des choix, soit on regarde les accidents et on suit les informations pour tout savoir sur tout qu'est-ce qui se passe ou deuxièmement on regarde rien et ça nous regarde pas de toute manière et moi c'est ce que je fais, mais faut faire le choix, on peut pas faire un peu l'un et pas de l'autre, faut faire les choix, m'apprit-il.

Il continua à déblatérer :

— Moi, j'ai arrêté mon choix définitivement et quand ça tombe avec mon humeur eh ben j'vais juste voir pour savoir, c'est tout, ça m'intéresse pas moi !

Il traçait pendant ce temps une rigole dans la foule.

— C'est pas vrai ? s'enquit-il.

— Oh oui, c'est vrai, affirmai-je, certain.

Et on se retrouva derechef devant la lourde porte de bois roussi fermant l'aile ouest aux indésirés. Marchie l'actionna et me poussa dans le couloir de faïences. Pendant qu'il refermait, je vis ces carreaux simplement carrés peints de bleu, disposés en lignes, en colonnes, et en diagonales régulières qui semblaient prévenir de la proximité d'une cuisine. Marchie me rappela d'ailleurs que c'était son coin.

— Dans le temps, il est arrivé un truc comme ça à Tchikigor, mon petit ami qu'il était, on a nettoyé la piscine et à onze ans, déjà grand pour sa taille, il a glissé sur le bord et sa tête s'est aplatie sur celui opposé, son nez s'est arraché et son visage et toute sa joue ont râpé le long du côté. Au fond du bassin, son cou s'est finalement déchiré et puis il est mort comme ça tout simplement. Alors c'est pour ça que depuis je suis aux cuisines, marrant non ?

Fort de ma nouvelle expérience, je lui répondis qu'en effet c'était marrant.

Au fond du sombre couloir de faïences, on traversa un petit carré de jardin clos aux broussailles rares et aux larges feuilles noircies probablement fausses et on prit à gauche. On monta un escalier en colimaçon caché par une tenture bordeaux dressée en vis-à-vis des seules chiottes de la maison, juste à côté du salon piscine. Là, le garde Renisard m'entraîna dans les escaliers secondaires qui nous menèrent trois cent quatre-vingt-quatorze marches plus haut à la terrasse où le maître Baltzimar goûtait quelques fruits avec l'aide bienveillante de Marmounoudino, Sofras et Maïk. Les goûteurs Soulo et Orsie s'encanaillaient dans un coin de la balustrade, enlacés autour d'un des deux piliers soutenant l'édifice incliné de tuiles prolongeant ici le couvercle de la villa. Quelques musiciens dévêtus portaient leurs instruments sur leurs genoux, Manouche et Orka soufflant dans des tuyaux courbés en direction de leur bas-ventre, Malanouel imprimant des gestes répétitifs les plus larges possible à sa main afin de gratter les cordes de la balalaïka, Stabul, Afarka et Goe secouant leurs corps grassouillets et d'apparence identiques à contretemps et beaucoup plus mollement qu'un tel rythme eût pu le suggérer. Le nombre de serviteurs dans cette villa était affolant et l'impression d'être en terre inconnue serait chaque fois apparue, même dans des endroits identiques, si toujours n'avait été rappelé grâce à une petite étiquette portée à la poitrine le nom du personnage rencontré. La seconde particularité de ces dénominations était qu'elles ne comprenaient que le seul nom, ou prénom, et qu'aucun ne cherchait à se prévaloir d'une double distinction. Tout était à la fois très simple et très compliqué, et difficile à retenir pour un cerveau aussi peu fort que le mien.

— Approche, ordonna le maître.

Il dégagea son bras de sous ses fesses pour saisir un fruit courbé dans un plateau creux. La musique s'était instantanément tue, substituant silence et froissements de tissus aux notes dépareillées présentes une seconde avant. Le maître croqua dans le fruit et, crachant le morceau, gueula :

— Mais avance donc ! Est-ce qu'on t'a aussi coupé les oreilles ?!

Et le garde Renisard m'envoya une grande claque dans le dos, me faisant rouler sur le ciment du large balcon. Je ne pouvais pas savoir que c'était à moi qu'on parlait, je vous jure que c'était la cuisse de Marmounoudino que mon cher maître regardait en parlant, je ne pouvais pas savoir. De ma position inférieure, je voyais la forte érection de mon maître sous son sari, et les mentons de ses amis qui s'abaissaient vers moi, sans doute pour me rire au front. L'étiquette Marmounoudino tomba sous mes yeux et un gros glaviot s'abattit sur le droit.

— Tu sens encore quelque chose, larve ?! cria mon bon maître.

Je répondis :

— Oui, maître.

Ça coulait le long de mon nez. Le maître se releva brusquement, la face écarlate, ouvrant une bouche gigantesque et il hurla :

— Mais tu vas t'exprimer, vieille merde, tu vas lâcher une phrase !

Et reprenant à peine son souffle :

— Alors, nous sommes tous là pour t'écouter, chante, danse, jouis, crève, charogne, pourri, dégueulis !

Et il m'assena un gros coup de pompe dans la tronche, raclant la morve. Sofras et Maïk invoquèrent en cœur : « cause, cause, cause ». Soulo et Orsie avaient quitté leur pilier et m'envoyèrent des coups de leur bas ventre. Re-coup de sandale du maître. Le reste des musiciens me sauta alors sur le ventre. Je soufflai, j'étouffais. Sofras décrocha un barreau à la balustrade et entreprit de me briser les côtes, rythmant son chant : « Cause, cause... » Marmounoudino m’opéra le genou au couteau, déchira les cartilages, cherchant l'os. Re-coup de pompe. Je ne pouvais rien faire, je bougeais à peine tellement je souffrais, j'en retenais même mes cris. Coup de couteau, coup de barreau, « cause, cause », coup de pied, mon ventre était complètement laminé, Goe enferma une de ses mains dans l'autre et s'en servit de catapulte dans mon crâne. Tous mes organes rebondissaient, je croyais que tout allait exploser en même temps, mon cerveau allait bientôt s'échapper, mon tibia me quitter et mon foie imploser tant la pression des musiciens était lourde. Les coups pleuvaient de partout, c'était une véritable tempête humaine, tous s'acharnaient sur mon corps. Ma tête en prenait le plus et mon visage était déchiré, mes côtes devenaient toutes molles et me mordaient le ventre, je sentais ma jambe tressauter impulsivement « cause, cause, parle », ça tournait tout autour de moi. Les phrases s'emmêlaient, « cause, parle », je ne sentais rien, mon cerveau avait doublé de volume. J’allais en crever. Encore quelques soubresauts. Non, moi, j'arrêtai là.


Chapitre troisième

— Au moins, ici, ça ne risque pas de salir les murs.

C'était assurément la voix d'Irga, le gardien du vestibule de briques. J’étais totalement trempé, quelle nuit mouvementée j'avais dû avoir sur ce petit lit de caoutchouc ! Trop fatigué pour ouvrir les yeux, je goûtai ma sueur du bout des doigts. C'était visqueux, même un peu poisseux, mais chaud. Ce n'était pas de la sueur, mais mon sang partout sur mon corps. Et tout me revint à l'esprit, mon crâne me faisait un mal de chien. Je me retournai juste assez vite pour vomir à côté. Mon estomac était complètement brûlé. Impossible d'ouvrir les yeux, j’étais totalement aveugle. J’étais dans une maison de fous. Trois jours que j’étais ici et je n'avais encore servi à rien, juste à me faire bastonner. J’étais complètement cinglé. Je me sentais dans une telle torpeur que c'est certainement à ce moment que je me rendormis.

 

Je ne sais pas combien de temps s'écoula entre deux mais j'étais toujours complètement abruti à mon second réveil. Il n'y avait toujours personne à mon chevet. J'avais affreusement soif, mais du sang au fond de ma gorge bloquait mes cris. J'ai attendu patiemment que mes paupières se décollent et j'ai encore vomi une fois. Lorsque mon œil droit se fut ouvert, je n'y vis qu'à travers un épais brouillard et je sentais encore ma tête tourner. Il fallait cependant que je me débarrasse de ce sang. S'il n'y avait qu'une baignoire dans cet hôtel, je savais où elle était. Mais il fallait que je traverse tout, étant dans l'aile sud, donc à l'opposé. J'ai donc commencé à planter mon coude droit sur le sol puis le gauche et j'ai tiré dessus. Puis j'avançai le droit à nouveau et je me traînai ainsi lentement. Avec application, je longeai les murs de briques, m'aidant de mon genou gauche encore valide. J'arrivai au cœur du bâtiment avec son jardin ouvert de plantes pourries. Cela m'inspira cependant une certaine faim, mais je m'imaginais assez mal ramper jusqu'aux cuisines de l'aile ouest. Je choisis donc le bain, plus urgent.

Tout en me rapprochant de la piscine du salon — la "baignoire" — bon nombre de questions me trottaient tout de même dans la tête. Peut-être étaient-ils ivres, mais de là à me frapper presque à mort... Peut-être Marchie avait-il rapporté quelque chose de spécial sur notre promenade au marché, ou avais-je dit un mot déplacé ? J'irai m'excuser tout à l'heure, le maître a fait tant de choses pour moi.

Enfin arrivé au bord de la piscine, je vis mon visage baigné de sang se refléter dans l'eau et j'y plongeai complètement. Bon sang, ça réveillait ! J'arrivais même à me secouer, mais mes blessures me mordaient atrocement. J'en sortis rapidement afin de ne pas m'endormir, et je me traînai alors vers l'escalier en colimaçon pour voir mon maître. Anselme et Levrie ne gardaient pas les chiottes, le garde Renisard ne gardait pas l'escalier. Le silence était entier. Je commençai mon ascension, sur le derrière, et méditai mes excuses. Il fallait que je demande ce que j'avais bien pu faire. Non, impossible, c'était sûrement de ma faute, mieux valait que je demande ce qu'il attendait de moi et l'exaucer. Oui, c'était ce qu'il fallait faire et tout heureux redoublai-je d'efforts pour grimper.

C'est alors que je vis le second escalier, à la moitié à peu près du premier, qui semblait très court. Ce second escalier faisait juste un petit "L" et semblait aboutir à une porte sans poignée, un rectangle de lumière si brillant que c'était certainement lui qui était la cause de l'éclairage de tout l'escalier. Je gravis les quelques marches qui m'en séparaient. Cela semblait transparent et lisse, mais on ne distinguait rien à travers et lorsque j'y plongeai ma main, celle-ci sembla passer dans un nuage cotonneux, sans plus. Je ne pouvais pas savoir d'où venait une telle luminosité, mais la solution ne semblait pas être derrière. Ça brillait tout seul, une fumée de lumière, pourquoi pas ?

La voix très mâle de mon maître Baltzimar s'éleva un peu plus fort, me faisant retomber brutalement dans la réalité, et je repartis sur l'ascension du premier escalier.

Arrivé tout en haut, une lourde tenture me séparait encore du balcon.

— Mais ce Baratto m'a quand même ramené des pommes orange alors que j'avais dit vertes !

Ce rappel me fit tressauter. Ce nom était le mien et la voix celle de Baltzimar.

— Il a CHOISI, nom de Dieu ! Il a opéré un choix. Il a utilisé ses petits neurones, il a réfléchi et il a utilisé ses propres souvenirs qui lui ont dit : « Les vertes sont dégueu de nos jours, prends-en plutôt d'autres ». Voilà ce qui s'est passé, ce type n'est pas plus légume que vous et moi. S'il est encore docile et doté d'un crétinisme apparent, c'est uniquement parce que son cerveau est encore sous le choc psychologique de l'opération, mais ça va bientôt foirer, je ne lui donne pas trois jours de plus. Il faut que j'utilise la boîte noire.

Ça allait trop vite, beaucoup trop vite. J'étais quoi ? J'étais qui ? Baratto, et alors qu'avais-je fait ? Il y avait bien eu une opération, mais rien de marquant.

Ils étaient cinglés, mais il fallait que j'aille m'excuser.

Une autre voix m'arrêta :

— Cause, cause.

C'était Sofras.

— N'empêche que tu t'énerves pour rien. Cette opération est valable à 100 %. Et puis si on peut le castagner comme ça tous les soirs, ça m'étonnerait qu'il puisse faire quoi que ce soit contre nous. Et puis t'es vénéré presque comme un dieu — ou un démon — à cette époque.

Un autre ajouta :

— Et avec ce qu'on a déjà fait de son père, il faudrait drôlement justifier son exécution moins d'une semaine après son désactivement.

Mon maître conclut :

— Enfin, il faudra tout de même tenir la boîte prête au cas où...

Et le tas de serviteurs se mit en branle. Il ne fallait pas que je reste ici, mais je n'avais pas le temps de me cacher. Je roulai donc un peu plus bas et, râlant à hauts cris, je remontai les escaliers. C'est le garde Renisard qui me trouva et me monta jusqu'au chef. Exactement la même scène que la dernière fois s'offrit à mes yeux et tous souriaient ouvertement. Je tombai à genoux et déclamai pieusement :

— Ô maître, pardon de vous faire souffrir. Pardon, merci, pardon mon bon maître.

Celui-ci, reconnaissant, m'envoya un nouveau coup de taloche et me fit bouler jusqu'aux marches. Je me laissai tomber jusqu'au bas et Irga me porta jusqu'à notre chambre commune.

Inutile alors de rouvrir les yeux, autant jouer l'évanouissement.

De toutes les façons, mon corps me faisait encore tant souffrir qu'il n'était pas question d'entamer une discussion de bon voisinage avec Irga.

La situation était à la fois fort simple et ambiguë. D'ailleurs, le simple fait de m'interroger prouvait que je n'avais rien perdu de mon jugement. La lobotomie n'avait donc pas fonctionné ! Non, c'était impossible ; l'opération ne ratait jamais, seule la mort en avait marqué les premiers échecs. Et pourtant, l'évidence démontrait que non seulement j’étais en vie, mais encore je pensais. Bon, la première chose à faire serait donc évidemment de forcer mon jeu de légume, ça, c'était un point acquis.

Deuxième problème, mon père. Il était clair qu'il avait fini légume, sans doute pour Baltzimar aussi. Réponse sans intérêt, je laissai tomber.

Dernier problème, moi ! J’étais George Baratto et une boîte me concernait, c'était évidemment assez maigre. Si déjà je récupérais mon intégrité physique, j'aurais gagné la moitié du combat. On s'occuperait de l'histoire de la boîte à mon réveil. Bonne nuit, George.

 

Trois jours après, je récupérais faiblement l'appui sur ma jambe droite et parvenais à tenir debout.

Après un copieux dîner, pendant lequel je me persuadai d'aller revoir Baltzimar, je me retrouvai dans les escaliers en colimaçon soutenu par le garde Renisard.

Il essaya de me faire passer très vite à côté du second escalier, mais quelle ne fut pas ma surprise de découvrir, éclairée pleins feux par le nuage luminescent, une porte parfaitement ajustée dans le mur et lui faisant face. J'étais intrigué, mais n'y portai même pas un regard, faisant pendre ma langue pour extérioriser mon effort et mimant une hébétude débile.

Le maître n'était cependant pas là et seuls ses deux amis Marmounoudino et Sofras m'attendaient. Ils avaient l'air particulièrement chaud et vinrent me tripoter comme des tantouzes. Je fermai les yeux pour ne rien ressentir, mais le garde Renisard me porta à l'écart. Je jouais l'amorphe, mais je devais lutter contre moi pour ne pas aller leur arracher la bitte et la leur faire bouffer par les yeux à ces crevures. Rien ne se perdait.

Le maître entra alors, les bras chargés de sacs plastiques emplis de fruits d'une beauté que jamais je n'avais observée. Maïk qui l'accompagnait était fou de joie :

— On a tué soixante personnes au marché noir, à la machette. Il y avait tellement de morceaux qu'on les découpait souvent deux fois par erreur ! Mais comme les gens ne s'y intéressaient pas, on les arrêtait individuellement et, montrant un cadavre, on leur disait qu'on avait tué leur sœur ! C'était très sympathique. Dommage que l'on ne puisse rencontrer de gens qu'au marché, on devrait abattre des maisons et faire des zones de vide, juste pour s'ébattre. Il parait qu'il existe des trucs dans ce style dans le nord, mais qu'il n'y a que des croulants, qui ont remplacé les animaux pour les expériences trop cruelles, eh, eh !

Le maître, toujours froid lorsqu'on parlait de vieux, plongea son regard dans le mien. Je ne cillai pas, attendant de stupides ordres.

— Tiens.

Il me tendait un disque.

— Écoute-le. Tu aimes la musique, n'est-ce pas ?

— Oh oui, assurai-je.

Je fis encore la traversée de la maison, claudiquant, mais j'allai dans l'aile ouest, où Marchie devait être en train de mijoter le petit déjeuner. Il me donna un lecteur portable et je le branchai.

À son écoute, deux nouvelles constatations s'imposèrent : la musique était si insupportable que seul un légume ne l'arrêterait pas ! Mais cela me donnait un avantage ; là où la musique serait, j'y serais.

Je réussis à tenir encore deux jours, dormant malgré les distorsions musicales ; mais seul, Irga m'ayant laissé la chambre. Je restais donc isolé, seul dans mon nouveau monde, sans aucune épaule sur laquelle s'appuyer, sans ami auquel se confier. Marchie et le garde Renisard avaient l'air de me prendre sous leur aile, mais sans doute parce qu'à tout moment je pouvais exaucer leur moindre désir.

Le disque me tapait sur le système, mais je jouais la passion.

Le troisième jour de ce calvaire, chiffre qui semblait me réussir, je laissai tourner le disque et partis vers le second escalier.

Je fis une tronche vidée au garde Renisard qui ne m'accompagna même plus, persuadé que puisque j'étais avec le disque qu'on entendait au loin, rien ne passait sous ses yeux à l'instant. Je gravis les marches, bifurquai au second escalier et me trouvais devant le nuage lumineux. La porte derrière résistait, comme celle d'une geôle.

« Matricule 71092N, au R19 », cette phrase résonnait encore. Plongeant cette fois mon pied dans le nuage, rien ne sembla se passer. Cela semblait être le moment pour 71092N de faire le grand saut vers l'inconnu, on verrait après. Et je m'élançai dans l'épais coton.


Chapitre quatrième

— 'rache toi de là, miteux !

Une automobile jaune surmontée d'une enseigne brillante "TAXI" tentait de battre le record de vitesse. Des ronflements et des sonneries agaçantes emplissaient mes oreilles et, encore peu sûr d'avoir raté ma lobotomie, encore moins sûr d'avoir traversé le nuage, je me trouvais sur un carré de bitume et la pluie me dégoulinait dans la nuque.

Effectivement, je devais être assez miteux avec mon espèce de drap trempé, arraché de partout, maculé de sang et de taches de vomi, et je devais certainement dénoter avec le paysage si rangé. Certes, divers modèles automobiles s'ébrouaient en grand nombre devant mes yeux et semblaient ne jamais bouger, cependant les couleurs changeaient constamment et elles circulaient de manière ordonnée à un rythme parfaitement régulé.

De plus, le bitume ne représentait pas de monticules ; au contraire, toute la place semblait en être recouverte uniformément et même sous mes pieds s'étalait un large rectangle de bitume gris proprement découpé.

Les gens n'étaient pas non plus absents du tableau, mais ils étaient bien plus nombreux que sur la place du marché et semblaient plus individualisés tout en poursuivant un but qu'eux seuls pouvaient avoir imaginé. Chaque être me fascinait littéralement, et j'en serais resté cloué d'admiration si le froid des gouttes ne m'avait saisi. De la pluie froide ! Jamais je n'avais vu cela, habitué aux chaleurs humides et désagréables qui nous enveloppaient au sortir de l'habitation.

Instinctivement, je levai la tête et je vis d'immenses masses de nuages bien formées, tels des cotons géants qui planeraient à des hauteurs infinies, qui viendraient se cogner les uns aux autres, se donnant des petits coups d'arrière-train et se caressant d'infinis chatouillis, chatoyant à la lumière d'eux seuls connue. Ils semblaient ne pouvoir s'attoucher tendrement que par les flancs, tels les amants se tenant par la taille dans leurs promenades ou tout au contraire s'effleurant juste du bout des doigts.

De ces étranges étreintes semblaient venir des larmes, dont l'intensité conférait toute sa grandeur à l'acte, mais que le souffle de vie faisait s'éloigner, ajoutant l'évanescence à l'éternel.

Je goûtai timidement à cette pluie dont aucun goût ne vint ; cela semblait non pas insipide, mais très neutre, c'était rafraîchissant, propre et jamais lassant.

Je redescendis les pieds sur terre et observai de nouveau les alentours lorsque j'aperçus une jolie tignasse de cheveux châtain clair, très clairs, dont la longueur tombait sur un pull-over surmontant une jupe longue caca d'oie.

D'un premier réflexe, je saisis ma cuisse, mais rien ne se trouvait sous ma main gauche, Jinguo était son nom et j'étais présentement démuni de mon plus célèbre compagnon, ce couteau-machette qui n'aurait jamais dû quitter ma jambe. Je rageai et pestai contre ces molosses pestiférés du R19, qui avaient dû me l'arracher. À moins que Baltzimar ne l'ait conservé. Laissons tomber et concentrons-nous sur cette femelle. Pas de doute, j'avais vraiment envie de tirer mon coup, même si cette beauté était en fait la pire face de rat plate que l'univers n’eût jusqu'alors jamais la chance de porter, je devais me la faire vite fait et me tailler. Pour cela, j'avais toujours un coup en réserve qui ne m'avait jamais trahi depuis que j'avais constaté que toutes les femmes sans exception avaient une certaine aversion pour la violence et donc qu'elles en refoulaient intérieurement le fantasme. Le plan était très simple : j'arrivais, avant de parler je lui assénais la plus grosse claque possible, portant sa main à la joue elle rougissait de colère et criait généralement : « Ça va pas, vous êtes complètement débile !! » alors soit j'évoquais une quelconque méprise, soit j'expliquais froidement que c'était pour créer une situation permettant de communiquer. De toute manière, ces deux possibilités se finissaient toujours en engueulade alors je me jetais sur elle pour la baiser. Le problème c'est que jamais cela n'avait pu finir au pieu sans au minimum des menottes, un fouet et finalement Jinguo.

Je tapotai donc, peinard, l'épaule de la propriétaire de la jolie tignasse qui n'avait pas bougé. Elle se retourna. Je lui flanquai ma main en travers de la figure. J'attendis, narquois, de placer ma réponse. C'est alors que je reçus la plus grosse mandale de mon existence et que j'aperçus un doux visage m'attaquer verbalement : « Va te faire foutre, connard », et s'en aller, sans chercher à comprendre. Alors là c'est moi qui m'interrogeai, c'était le monde à l'envers ! Je lui courus après et tirai sur son bras, la faisant virevolter.

— Mais vous êtes folle, pourquoi m'avez-vous frappé ?

— Mais c'est toi qui m'as attaqué le premier, je me défends et si tu es venu recommencer, j'ajoute que j'adorerais cela.

— Ah, vous êtes bien encore une belle salope. Dire que je me cassais pour vous aborder et que vous n'avez rien demandé alors qu'en fait vous n'attendiez que ça.

— J'ai ajouté que cela me ferait très plaisir de te dérouiller une seconde fois, et pour de vrai maintenant. Pas de te baiser, petit impuissant.

— C'est un défi ? Attendez, j'vais vous montrer de quoi je suis capable. Allez, on va chez vous !

— Ce n'était pas du tout un défi et je connais mille façons de m'éclater dans cette vie, pour s'amuser ou être occupée, qui sont follement plus excitantes que tes assoiffements baveux. J'ajouterais que j'adore faire l'amour, ton impuissance c'est seulement de ne pas savoir t'éclater. Me sauter dessus pour une masturb' précoce, c'est vraiment minable. Allez salut, casse-toi.

 

J'en restai coi. Muettes de perplexité, mes méninges remuaient lentement les engrenages de l'analyse. Je ne savais que penser et du coup ne pensai rien. Aucune réplique ne vint, aucun réflexe ne s'opéra, si bien qu'encore consterné je tournai les talons et revins à mon point de départ.

Ayant fait à peine trois pas, je me heurtai à la porte. Sous la peur d'être pris au piège, je me retournai vivement et découvris comme pour la première fois le rectangle vertical de fumée lumineuse ; j'étais de retour chez Baltzimar et la musique criarde éructée du lecteur portable laissé dans l'aile ouest me le rappela vivement.

Je partais rejoindre mes appartements lorsque la voix de Baltzimar justement fit écho jusque dans les escaliers. Tiraillé par ma curiosité, bien qu'il me fallait à tout prix garder mon rôle de lobotomisé, je me laissai tenter par une petite fringale de ragots. De toute manière, le disque semblait ne plus vouloir s'arrêter, j'étais donc encore partiellement couvert (mais pour combien de temps encore ?)

Me dissimulant de nouveau derrière le rideau, Baltzimar donna l'exposé le plus clair de la situation, aussi clair que je n'aurais pu le rêver et qui allait certainement me faire gagner beaucoup de temps :

—... Et lorsque j'ai enfoncé le poussoir rouge, une dizaine de types ont hurlé tous en même temps, et chacun portait deux trous dans le crâne qui dégoulinaient de sang visqueux.

C'était clair, très clair... Je n'avais rien pigé !

Et je restai prostré, fiévreux d'angoisse, à me mordre les ongles en implorant Baltzimar d'être plus explicite. La clé devait être dans ses mots, j'en étais certain rien que d'entendre son timbre de voix grave et empressée, devant aboutir à une décision.

C'est à ce moment-là que mon cœur choisit de s'arrêter. Le disque venait de se terminer et toute la villa se trouva plongée dans le plus profond silence. J'étais glacé d'horreur à l'idée qu'on me découvre ici, pris en flagrant délit d'initiative, délit bien plus grave qu'espionner pour un lobotomisé ! Lentement, à pas très doux, je glissai vers l'escalier pour y descendre. Je me coulai dans les marches, bouillonnant intérieurement de n'avoir rien saisi d'important.

Le garde Renisard surveillait toujours la tenture protégeant l'escalier. Je choisis de me faire remarquer pour passer inaperçu. Gesticulant, singeant le débile, jouant des pieds et des mains pour attirer son attention, je tirai une langue lourde et baveuse et claudiquai vers la tenture d'en face cachant les toilettes. Là, ce furent Anselme et Levrie qui me reçurent et eurent le plaisir de me torcher toutes affaires cessantes. Je pus alors ressortir l'air absent, mais fort d'un alibi, et regagner les cuisines pour y recoller le disque.

Un spectacle assez rigolo m'y attendait : par l'effet des vibrations, des centaines de carrelages muraux s'étaient décollés et étaient venus se briser sur le sol alors que sur les fourneaux, les immenses marmites devaient s'être déplacées sous les pulsations et venaient répandre leur jus au milieu des carreaux. Ces derniers, ainsi entamés, découvraient une tranche aiguë qui aurait largement remplacé un couteau. Je réenclenchai le disque et, après avoir ramassé un long échantillon de ces couteaux improvisés, je partis m'allonger dans l'aile sud.

Un espion, s'il ne veut pas être repéré, doit obligatoirement se cacher. Moi, seuls des instruments pouvaient me faire repérer, il me fallait donc dissimuler Jinguo II, mon couteau de faïence. Sous mon matelas, on aurait vu son relief et sous celui d'Irga, ç'aurait été trop risqué. Il me restait en tout et pour tout que ces quatre murs rouges sans aucune aspérité.

L'idée m'est apparue alors qu'il me suffisait de creuser une cachette secrète DANS le mur, juste derrière une brique. Je gratouillai donc les joints d'une large brique sur mon flanc, juste en dessous du lit d'Irga. La pointe naturellement aiguisée de Jinguo II entama très rapidement l'enduit friable et je déplaçai la briquette. Il me fallut cependant beaucoup plus de temps pour couper celle-ci afin de faire de la place. Je ne me souciais nullement du bruit, largement couvert par la musique, mais bien plus du tas de poussière rougeâtre qui se formait sur mon matelas. Après avoir caché le bout de carrelage et avoir refermé la brique sur lui, j'essayai d'étaler les résidus de brique, mais je fis pire que mieux. Une petite odeur d'herbe grillée me chatouilla alors les narines : Irga arrivait. Il était le seul en effet à fumer les plantes noirâtres du parterre composant le jardin ouvert de la bâtisse. C'était le moment ou jamais d'utiliser mon sens de l'opportunité.

Lorsque Irga franchit la porte de la pièce, un lobotomisé, doublé d'un schizophrène, s'arrachait les ongles en grattant les murs et s’y tapait le crâne de manière si violente que le sol était déjà couvert de couleur rouge brique. C'était du moins la seule version qu'Irga serait capable de rapporter à Baltzimar. Mais plutôt qu'essayer de m'arrêter, Irga partit en courant ! Une minute après, la musique s'arrêtait et des cris retentissaient dans toute la maison. Je continuai ma crise de folie lorsque toute la joyeuse bande d'amis, goûteurs, musiciens, serviteurs divers arrivèrent et, déchaînés par mon spectacle, se jetèrent sur moi et entreprirent de me calmer par la méthode dite "du moindre mal" ; en effet, plus on tape fort à un endroit et moins on a mal relativement à un autre endroit, aussi s'attaquèrent-ils à moi des pieds au cou, sans toucher à mon crâne. Baltzimar se joignit au festin vers la fin, lorsque je daignai enfin cracher ma dernière goutte de sang par les poumons. Il me saisit alors par le menton et, plongeant ses yeux dans les miens, rit haut et fort de ma situation d'infériorité automatique. Je tombai dans les pommes et fis des songes vert et orange.

 

Mon éveil fut encore plus pénible que les fois d'avant. J'avoue me lasser de ces situations à répétition. Seul mon cerveau sembla s'illuminer sous la lumière d'un jour nouveau qui se fit peu à peu dans l'embrouillis de mes indices.

C'est là que la solution me parut d'une évidence folle, que seul un abruti n'aurait pas saisi du premier coup et que seules les agressions que j'avais dû subir pouvaient expliquer, la dictature de la force obstruant toujours l'épanouissement des idées saines et progressistes.

Il était clair maintenant que Baltzimar possédait une certaine boîte noire qui pouvait "agir" contre moi. Puisque j’étais lobotomisé, cette boîte influait donc sur les lobotomisés. Mais s'il l'avait utilisée au marché et tué des individus avec, c'était qu'ils devaient tous êtres lobotomisés. C'était plausible après tout puisque moi-même, ne m'avait-on pas attribué une course ? Donc cette boîte tuait les lobotomisés, tous les lobotomisés. Bien, mais soyons plus précis et avec la même rigueur, allons plus au fond des choses. Si ces personnes s’étaient retrouvées avec deux trous dans le crâne, ceux-ci correspondaient certainement aux emplacements des ex-lobes frontaux, quoiqu'ils ne devaient certainement pas en faire l'ablation sinon ils se seraient aperçus qu'ils m'avaient raté. Conclusion, la volonté était quand même inhibée totalement par l'intervention chirurgicale, mais les lobes restaient en place et la boîte noire les détruisait en les faisant littéralement éclater, explosant le cerveau et entraînant la mort à 100 %.

Intervention... boîtier... explosion... Tous ces termes me rappelaient vaguement quelque chose du passé...

Mais c'était de mon cerveau qu'il s'agissait, ils y avaient carrément enfermé une machine infernale ! C'est d'une BOMBE dont ils parlaient. J’étais véritablement une bombe humaine que n'importe quel abruti pouvait faire sauter à tout moment. Il suffit que je confère une partie des pouvoirs à un homme ou qu'il se les procure par la possession d'une boîte noire et il disposera sur moi d'un contrôle sans limites sans qu'il ne me soit plus possible d'intervenir ni vérifier l'utilisation qu'il en fait, pouvoir qu'il peut retourner contre moi à tout instant.

C'était certainement en clipsant ces microbombes sur les lobes frontaux qu'ils coupaient ces derniers. Ils avaient donc réussi à transformer un peuple de sous-hommes en légion de légumes explosifs, les contenant ainsi deux fois mieux que s'ils restaient bêtement captifs. Il allait falloir absolument que je découvre le boîtier de Baltzimar et que j'en inhibe le fonctionnement. Mais ça ne serait pas facile. Il pouvait l'avoir caché derrière la plus petite briquette, ou le porter continuellement sur lui (quoique je puisse attester qu'il ne portait rien sous son sari et qu'il serait difficile de l'y cacher, à moins évidemment que ce boîtier ait une forme tubulaire...), ou encore le garder derrière la porte close en haut du second petit escalier ?

Encore une fois, il allait falloir jouer serré, continuer à parfaire mon rôle robotomisé, et dégoter la cachette du boîtier.

Mais le monde derrière le nuage lumineux, à quoi pouvait-il bien correspondre ?


Chapitre cinquième

— Arrête ça ou c'est moi qui me transformerai en légume. J'aurai pu qu'à m'intégrer aux ingrédients de la soupe de ce soir.

J'arrêtai donc la musique, en réponse à l'ordre de Marchie, et restai là, planant. J’étais résolu à ne rien faire qui montrerait que j'étais effectivement lobotomisé, car lorsqu'on cherche à faire quelque chose de défini, on se travestit en actes qui nous semblent appropriés et qui vont donc jurer avec notre personnalité habituelle ; on est alors tout de suite soupçonné.

Évidemment, j'aurais pu me sauver à toutes jambes, mais la forme ne battait pas son plein et puis, appartenant à Baltzimar, n'importe qui voudrait m'arrêter. Qu'y avait-il seulement après le marché ? Du vide, du néant, sans humains...

Aller voler un boîtier à un quelconque propriétaire dans la houle du marché ? Se farcir cette infecte pluie chaude et ruisselante ? Non, d'autant que je n'en déposséderais pas Baltzimar ; or il semble d'après sa notoriété au marché qu'il soit un supérieur. Un supérieur ou alors un dirigeant de cette société ?

Mais il n'y avait rien à diriger puisqu'il n'y avait rien aux alentours, ce n'était qu'une masse grouillante, sans identité, sans but véritable, sans histoire. Un peuple sans histoire n'est pas un peuple. Un peuple, de plus, qui ne veut pas avancer n'a pas besoin de dirigeant. De toute façon, moi, je n’étais plus en face que de trois options, pas vraiment nouvelles : la prison, la maison ou l'abattoir. J'avais entendu en parler le garde Renisard à Anselme pendant que j'étronnais sagement. Décidément, ces spéculations sadiques étaient le monopole des gardiens. Il lui disait avoir entendu Marmounoudino, Sofras et Maïk discuter de l'éventualité de parler à Baltzimar de m'abattre passivement et qu’il ne saurait refuser la demande de ses meilleurs amis.

Après tout, je ne devais plus être loin des fatidiques quarante ans m'envoyant au rebut. Double raison pour me méfier.

On était vraiment dans une société pourrie jusqu'à l'os, et moi le premier, bien entendu, j'ai toujours voulu être innovateur. On était les deux pieds collés dans une boue stagnante et rance, sentant le renfermé.

Il fallait que je bouge. En général, l'après-midi me laissait toute liberté d'agir. À pas lents et mal assurés, j'allai dans l'aile sud sortir Jinguo II de sa cachette de briques ; j'allais aujourd'hui même m'attaquer à la porte faisant face au mur de fumée. Prenant tout mon temps, je serrai Jinguo II près de mon sexe, dont je manquais d'en faire l'ablation à chaque pas, pour masquer cette arme de faïence. Arrivé devant l'escalier en colimaçon, où l'œil torve du garde Renisard me fixa, je me glissai jusqu'aux marches.

Renisard dormait debout et les yeux ouverts, c'était clair !

Face enfin à la porte fatidique, après avoir vérifié que le balcon au-dessus était aussi animé qu'à l'habitude, je l'examinai minutieusement. Aucun système stupide du style papier ou cheveu ne trahirait mon entrée. La poignée semblait bien huilée, ainsi que les gonds à peine visibles tant ils étaient fondus dans la porte. Saisissant mon courage à deux mains et la poignée de la troisième, j'exerçai une faible pression rotatoire jusqu'à sentir la porte avancer sous la poussée de mon épaule. C'était fermé ! Ça m'a énervé. Merder une heure pour une porte fermée ! Je pris Jinguo II et frappai le mécanisme. Des lamelles pleines partirent en copeaux. Plus j'arrachais la porte et plus mes coups redoublaient. De toute manière, mon bruit était largement couvert par les insatiables (d)ébats au-dessus. Je n'hésitai vraiment pas et finis à coups de pieds et de poings. Finalement, j'arrachai proprement les gonds pour respecter une certaine symétrie.

Le sombre bureau de Baltzimar s'ouvrait devant moi. C'était d'un arrangement très simple d'ailleurs, cette pièce ne semblait faite que pour y poser un tapis à terre, une table sur le tapis et un coffre sur la table. Rien d'autre : pas un livre ni un tableau ou une quelconque manifestation d'intérêt culturel. Comment un être aussi vide pouvait-il être tant vénéré ? Alors que moi avec ma personnalité irrésistible, mes passions meurtrières et mes réflexions de bon goût, j’étais vraiment mieux placé que lui. D'autant que pour ma lobotomie, ils pouvaient encore courir. Tout me souriait, finalement je devais être l'élu, celui qui sauverait la société des despotes déplacés, le numéro 1.

Moi, George, l'âme d'un chef rebelle. Ça collait bien.

Là-dessus, j'empoignai le coffre-fort et le jetai à terre. Bien sûr, il résista malgré ma nouvelle puissance. Je crois que je l'aurais fini avec mes dents si Jinguo II n'avait déjà décapité le volant fort rouillé. Les barres cadenassantes se baladaient librement à l'intérieur du mécanisme et il me suffit de retourner le coffre pour voir la porte s'ouvrir. C'était tellement simple que je pensai ne rien y trouver. Et pourtant, un boîtier noir était là — simple — un voyant minuscule et un bouton on-off. Ça semblait tellement archaïque que je faillis pousser le bouton. Impossible de réaliser que ma vie était en tout point comprimée dans cette mince boîte. Il faudrait penser à ne pas me faire incinérer plus tard.

Le fond du coffre était empli de papiers imprimés et manuscrits. J'en aurais bien pris un ou deux, mais voyant que mon opération était si facilement réussie, je pris peur de rater la conclusion et, ne sachant que choisir parmi les quinze dossiers, je sortis sans rien prendre. Je courus en fait. Il fallait me cacher, ainsi que le boîtier. Et ces quinze dossiers que je laissai ! Je n'ai pas réfléchi et sortant par la porte détruite du bureau, je suis passé dans le nuage lumineux, j'ai tenté in extremis de refaire le même cheminement intellectuel que la dernière fois, pressé et énervé que j'étais, j'ai redit mon matricule et suis entré dans le nuage. 151092N.


Chapitre sixième

— 'rache-toi de là, miteux !

Le même taxi manqua de m'arracher les orteils et je me retrouvais sur cette même place au bitume si parfait et comblée d'automobiles. Cette fois, cependant, une masse colossale et jaune diffusait une lumière chaude et réconfortante, suspendue très haut dans un ciel bleu.

Jamais vu un bleu si parfait et si... infini. Même l'air inspiré en semblait plus doux. Les anciennes sensations revenaient petit à petit et la claque m’a sauté à l'esprit. Et elle était là, la tignasse de cheveux châtain clair, très clairs. Mais cette fois, j'avais Jinguo II et j'allais lui laminer la chatte à cette salope, je la sentais déjà froide et frissonnante sous mes furieuses étreintes, les seins blancs pointant contre sa volonté et dévoilant le cercle brun de l'excitation face à la mâle furie. De mes larges mains, je la lèverai par les cuisses, écartant et pétrissant ses maigres fesses, et de ma langue je baverai sur son amour propre et cracherai sur son honneur.

J'avais une sacrée revanche à prendre alors j'ai foncé vers elle. Mais là patatras, mes jambes me lâchèrent. Je flageolais tellement que je devais ressembler à un fakir s'essayant à la danse du ventre, et finalement je me laissai tomber. Mon ventre vide m'aurait fait hurler si je ne m'étranglais pas déjà, et je dus perdre connaissance.

 

— Bonjour.

Un visage angélique me salua.

C'était réellement un beau visage, visuellement doux. D'épais sourcils noirs relevaient des yeux noirs qui semblaient déshabiller le sujet regardé. Son sourire aux dents blanches et alignées relevait ses joues aux coins de ses lèvres, des lèvres charnues, encadrant une large bouche entrouverte. Elle se passait souvent la langue sur les lèvres, leur donnant un aspect humide et chaud. Elle me fit boire une boisson réchauffante et je mordis volontiers dans un bon gros sandwich frais. Il y avait en fait longtemps que l'on ne m'avait pas donné un repas en entier.

Bien sûr, elle avait une tignasse de cheveux châtain clair, très clairs, mais curieusement je ne me sentais pas trop impressionné et elle semblait s'amuser beaucoup.

— Bonjour, comment tu t'appelles ? demanda-t-elle.

— George, l'élu.

— Bien sûr. Moi c'est Monique Beauchamps. C'est débile comme prénom Monique, mais il parait que c'est une chanteuse des années 70 que mes parents adoraient...

— 70 ! 1970 ?

Tous mes esprits m'étaient revenus d'un seul coup.

— Quel jour est-on ?

— Dis, ça te prends souvent de gifler les inconnues, comme ça dans la rue ?

Ça y était ; elle aussi, comme toutes les autres, en venait à poser cette question intrigante, mais vraiment je ne pouvais plus jouer les sadomasos.

— Réponds à ma question, assénai-je.

— Déballe ton sac d'abord, vieux. J'ai vingt minutes à perdre avant le prochain bus et des excuses à obtenir. Je te préviens que si je ne sais pas tout ou si ton aventure n'est pas assez imaginative, je te casse en deux. Je t’ai déjà prouvé comme j'ai horreur de perdre mon temps avec les arriérés...

— Primo, je ne suis pas un arriéré puisque je suis l'élu, ai-je renchéri du tac au tac. Deuxio, cet endroit est magnifique comparé à d'où je viens...

— Magne-toi, j'ai horreur des détails.

Cette bonne femme jouait aux durs, mais ce n'était pas désagréable. Je crus alors qu'elle pourrait m'aider. Le fait qu'elle soit dans un endroit totalement différent et qu'elle n'essaye pas de me draguer pour obtenir des histoires me mettait en confiance, je l'avoue. Et l'élu ne pouvait pas se tromper. Je ne me trompais d'ailleurs pas.

— Monique, je viens d'un endroit gris où seuls les prisons, les villas esclavagistes et les robots explosifs coexistent, où les seuls changements sont ceux de position pour forniquer. Je viens moi-même de prison où on m'a implanté des microbombes sur les lobes frontaux et je suis au service d'un vieux con très respecté, Baltzimar.

— Oui, je connais, affirma-t-elle. Il est gouverneur ici et risque de prendre de l'ampleur encore bientôt, car il se charge des déshérités, qui augmentent chaque jour. Oh, l'ensemble fonctionne bien, mais certaines personnes n'ont pas su s'adapter au système politique, social, et économique en vigueur et ils ont été mis en marge de la société. Baltzimar les ramène chez lui et semble s'en occuper, d'où sa notoriété. Il est très très bien vu, mais moi je le déteste, il est vieux et con. Il avait cherché à m'embarquer une fois dans quelque viciosité et je lui avais ri au nez. J'ai vingt-six ans et il en a cinquante de plus je crois. N'importe quoi les vieux ! On devrait les éliminer !

— On tue les gens à quarante ans chez moi. Je suis sans doute pour la prochaine fournée. Quelle date est-on, s'il te plaît ?

— 15 octobre 1992, 11 h 32 et je crois que je ne prendrai pas le bus aujourd'hui.

— Et bien sûr, le jour de la baffe, c'était il y a huit jours, le 7 n'est-ce pas ? Ça correspond à mon matricule...

La jeune femme se lança alors dans une longue explication :

— J'ai lu dernièrement qu'il existait dans l'univers des trous de ver qui permettaient de relier deux points éloignés qui auraient vieilli dans le même temps, mais pas à la même vitesse. En emprunter un équivalait à revenir plus tôt sur le lieu rattaché à l'autre extrémité du trou de ver.

—... ?

— Je t'explique : tu es sur terre à vingt ans et tu pars dans l'espace. Là, tu vieillis moins vite que la terre, car tu voyages. À tes soixante-dix ans, la terre a pris deux cents ans. Tu prends un trou de ver et tu te retrouves face à ton toi de vingt ans. Les boules !

— Pourquoi me racontes-tu tout cela si facilement, si ouvertement ? Qu'est-ce que tu cherches ? m'écriai-je, soudain suspicieux.

— Attends, cool, tu me fais rire, c'est tout. On discute, c'est tout. Je ne suis pas de la police, tu n'es pas dans un mélo à la petite semaine et j'attends toujours des excuses.

— Va te faire foutre. Il me faut d'autres explications. Regarde cette boîte noire. Tu n'y touches pas. Si j'ai bien compris, en appuyant sur le bouton rouge, l'élu disparaît. En fait, je crois que les microbombes implosent et le cerveau meurt, logiquement.

— Oh, ça aussi je connais.

Elle savait décidément tout et était vraiment super jolie ! Elle poursuivit :

— C'est la loi du 19 juillet 1932...

— 18, rectifiai-je, fier d'en placer une.

— On s'en fout, c'est la loi qui permit la lobotomie en chaîne. Et la petite boîte noire, on m'a dit qu'elle datait de la fin des années 50, 1960 maximum, car alors on n’a plus du tout entendu parlé de son créateur. Il paraît qu'il était très grand, doté d'un esprit pacifique, brillant, et d'un nez fort séduisant en toboggan. Il devait s'appeler Biroute...

— Baratto ! m'écriai-je fiévreusement.

J'en tremblai. Monique crut que j'allais lui refaire une crise. Bien sûr, ça collait. Mon père a cru sauver le monde d'un débordement du nombre des lobotomisés qui auraient pu à terme constituer une armée, Baltzimar s'empara de l'idée et des milliers de déchets humains, jeta mon père dans un "monde" moins aseptisé qu'ici, joua le même rôle bienfaiteur en créant cette mission de sauvetage des loques humaines et obtint donc autant de pouvoirs dans les deux espaces temporels distincts. Il tua mon père et attendit sagement "l'heure". Les boules, en effet !

Et je me rendis compte alors que je n’étais nullement l'élu, le dieu, le phénix héroïque, mais simplement le plus crétin des simples hommes. Simple, mais non médiocre. Toutes ces histoires ne m'intéressaient en fait que partiellement, mon but étant de récupérer Jinguo, tuer ce vieux porc de chacal et me la couler douce en essayant d'éviter l'abattoir.

Je voulus la questionner encore :

— Quelque chose m'intrigue. Comment se fait-il que tu portes deux noms ?

— Monique et Beauchamps ? En fait, c'est la même chose, mais Monique rappelle aux autres que je suis une personne, individualisée, avec une personnalité propre et une manière d'être que je me suis construite, et Beauchamps me rappelle toujours que j'appartiens à une famille, à un grand cercle filial, parce qu'il est nécessaire pour tout être humain de se reconnaître en tant que groupe. Tu sais, je ne connais pas le monde d'où tu viens, mais ça ne semble pas rose. Ici non plus, parfois le ciel est gris et il pleut des petites gouttes qui te rentrent dans le cou et dégoulinent le long du dos. C'est tout frais. Parfois, mes ex viennent m'embêter, pour me supplier à genoux de les aimer, et il n'y a rien qui m'énerve plus. Parfois, les politiciens se chamaillent dans un vocabulaire racé sur des questions de principe et l'économie est prétendument dans la plus grande crise connue. Parfois, et c'est ce qui est pire, des pays entiers se font la guerre, prétextant quelques vieux principes oubliés de tous et qui changent au fur et à mesure du conflit. Ça, c'est vraiment de la folie pure, mais l'homme n'a pas encore réussi à vider cet archaïsme de ses principes. Et pourtant c'est plus rigolo de se faire concurrence économiquement, mais certains croient encore que la stabilité peut s'obtenir grâce à une situation instable. C'est vraiment stupide.

Et alors parfois, le pire de tout, l'horreur profonde, c'est lorsque je n'ai plus de café et que les magasins sont fermés. Ça, c'est vraiment l'horreur ! Je rigole.

Et tu vois, dans ce tableau un peu tristounet et trop schématique, chacun construit son chemin et trouve son bonheur parce que chacun sur terre cherche quelque chose. Et c'est là qu'apparaissent les quelques lueurs de joies qui embellissent ma vie, lorsque je comprends des trucs nouveaux, lorsque j'entends des histoires fantastiques qui finissent bien, lorsque je suis amoureuse et que la même pluie fine coule dans ma bouche et que je peux crier son nom au vent, j'aime aussi lorsqu'un ex m'invite à parler ou à bouffer, lorsque des gens s'expriment et montrent ce qu'ils ont réussi à faire, eux, de leur vie, lorsqu'un conflit se termine et que la paix, durable, s'établit, lorsque mon voisin me dit avec certitude que demain il fera beau et que je pourrai aller me faire bronzer les nibards au milieu d'une foule de vieux charmants et de vieilles jalouses. Et j'aime surtout être obligée de prendre mon café ici même dans ce troquet, lorsque je n'en ai plus chez moi.

Voilà tout ce qu'il y a de beau pour l'instant sur terre et tout ce que j'aime.

 

J'étais soufflé. Pour la première fois de ma vie j'avais devant moi quelqu'un qui voulait quelque chose et qui savait vers quoi se diriger et avec quels moyens. Cette fille était carrément séduisante et partager sa vie m'aurait plutôt tenté si, plus ouverte que moi, elle me l'avait proposé. Mais ça, fallait pas rêver.

Et pourquoi pas justement ? Puisque le rêve semblait être l'apanage des êtres vivants à cette époque, pourquoi ne me prêterais-je pas aussi à ce petit jeu ? Et je me laissais porter par un certain vague à l'âme très agréable.

En venant ici, j'avais trouvé ce que je cherchais, une explication sur le boîtier, mais encore j'avais trouvé un monde meilleur.

 

— Donne-moi le boîtier, on va l'ouvrir, décida-t-elle soudainement.

Évidemment, j'en mourais d'envie, mais je risquais bien d'en mourir tout court. De toute manière, j'en étais arrivé à un tel point d'allégresse et de légèreté que la vie ne prenait plus de sens que par opposition à la mort. Alors allons-y.

Délicatement, avec un petit couteau ridicule, pliable, au manche rouge portant une petite croix blanche, elle sépara le boîtier en deux parties. Elle m'expliqua que les sortes de maisons et de jardins miniatures étaient des circuits intégrés munis de composants électroniques, que le fil commandait tout si on poussait le bouton rouge.

Elle hésita un instant. Elle saisit le premier fil. Puis elle choisit le second. Elle coupa finalement le premier et je soufflai profondément.

— Merci, lui dis-je, je me sens enfin libre !

— Laisse béton tes remerciements, lâcha-t-elle d'un ton vulgaire, tous les boîtiers sont identiques et si tu retournes dans ta saleté de pays, il suffit qu'un crétin appuie sur son bouton près de toi et tu sautes... !

Là, je crus bien qu'elle allait craquer pour moi.

— Moi je m'en fous, c'est ta vie ! finit-elle.

Raté !

Je goutai lentement au café, prenant le temps de savourer ce temps de repos. Si mes mouvements étaient lents, mon esprit travaillait par contre à toute allure. Je crois que si je retournais chez moi, je ne pourrais jamais forcer les autres à se plier à ma volonté de faire bouger les choses. Si vraiment ils ne voulaient rien chercher, je ne pouvais pas leur imposer mes ambitions, mais rien ne m'empêcherait de développer ma personnalité de mon côté. Évidemment, il restait le problème du boîtier. Je vivrai avec la peur qu'un possesseur d'un boîtier s'en serve un jour contre moi, exprès ou par inadvertance. Ma vie était donc tenue, en partie donc potentiellement, par un inconnu dans les mains duquel je remettais en quelque sorte toute la puissance. De toute manière, ici ils ne faisaient pas mieux en élisant des politiciens contre qui ils n'avaient plus du tout de contrôle a posteriori. C'était aberrant, vraiment !

— Monique, je crois et tu le sais certainement, qu'on est vraiment bien que dans son esprit. Moi, mon esprit est à quelques siècles d'ici et je crois y avoir encore quelques quêtes à clore. J'ai été très content de voir qu'on pouvait discuter avec une femme. Et je te prie de bien vouloir m'excuser.

— Va te faire foutre, j'accepterai tes excuses que si tu me laisses ce beau morceau de faïence, je n'ai jamais vu de pareils motifs et je les reproduirais volontiers pour le sol de ma cuisine.

Je le lui laissai, évidemment. Elle eut alors un mouvement bizarre. De sa main gauche, elle saisit lentement ma nuque et l'attira doucement près d'elle. Je me perdis totalement dans ses yeux posés si près de mon visage. Je distinguais le grain si fin de sa peau et tout contre mon nez se posa son petit nez brillant.

Elle me souriait. Elle entrouvrit quelque peu sa bouche, et ses lèvres étaient gonflées et luisantes, elles semblaient douces, moelleuses comme des coussins, et colorées du ton halé qu'on ne retrouve qu'à la pointe d'un sein.

Cette fille s'approcha toujours plus près de mes lèvres. Un contact rebondi se fit alors, je sentis contre les miennes la chaleur des siennes et un goût sucré me parvint au fond de la bouche. Je sentais son haleine fraîche caresser mes narines et chatouiller mon palais. Elle referma alors sa bouche sur la mienne et sa langue vint lécher finement la mienne. Le contact était là encore très agréable et c'était la chose la plus doucereuse et la plus érotique qu'il m'ait été donné de connaître. Nous sommes restés enfermés en cette chaleur pendant un temps indéfiniment court puis elle s'est reculée dans un dernier petit claquement de langue, arborant toujours ce sourire si beau et si chaleureux.

Puis elle prit Jinguo II et se sauva. 

J'étais bouche bée. J'hésitais encore entre différentes sensations. Chaud ou froid ? Sucré ou salé ? Rassasié ou vidé ? Et surtout cette impression d'avoir procréé en laissant cette fille partir... Peur de ne pouvoir contrôler ce qu'elle jugerait de ce que je lui avais donné, du futur...

Je secouai alors vivement la tête pour me remettre les idées en place.

Je n'avais pas rêvé, cette salope était droitière !!! Et j'éclatai de rire à cette remarque qui me sembla de la plus grande stupidité qui soit.

Finalement, j'optai pour la sensation d'avoir été refroidi. J'aurais bien préféré qu'elle m'impose de rester afin que j'essaye au moins de rester, de me fondre un peu... Mais rien à faire, je n'étais pas dans mon esprit et même si tuer Baltzimar à présent me semblait presque aussi aberrant que de me tuer moi après les presque dix années du procès, je sentais qu'il me fallait le faire, comme si c'était le rôle qui m'avait été imparti depuis toujours et qu'enfin je touchais du doigt la réalisation de mon triste rêve, que j'allais atteindre la réalisation de mon "moi". Comme une envie dont seule la mort semble être le remède, l'approcher d'aussi près me rendait invincible. J'étais la fusée qui fonçait vers son but pour aller s'y exploser et ne plus rien laisser que le néant après elle.

Je fonçai vers la place aux taxis et bitume.


Chapitre dernier

À mon arrivée devant l'encadrement de nuées lumineuses, je saisis tout de suite que je mettais directement les pieds dans le cachot le plus enfoncé de cette forteresse. Ils devaient certainement être tous amassés dans le virage de l'escalier, à l'affût, et je n'avais besoin ni du silence pesant ni de la porte du bureau soigneusement remise en place pour m'en convaincre !

Seulement, j'étais sans armes. Je m'imaginais faiblement tomber — sans le faire exprès — dans le nuage de fumée et retomber à cette époque bénie, tout en sachant que je ne reculerais pas. D'ailleurs, je descendais déjà les quelques marches de cet escalier secondaire qui débouchait sur celui en colimaçon. J'étais prêt à recevoir les coups. Je sentais leur présence. Je plaçai quand même mes bras repliés devant ma tête et mon ventre pour me protéger, réflexe conditionné.

Et je tournai le coin.

Rien ne se passa. Personne. La maison et le silence étaient toujours aussi vides. Je pouvais descendre, mais pour quoi faire ? Me sauver ? Inutile. Prendre le disque ou une briquette pour me défendre ? Bien innocent. Et il me fallait battre Baltzimar sur son propre terrain ; je montai.

C'est lorsqu'une goutte de sueur perla sur mes tempes que je me rendis compte de l'état d'excitation dans lequel j'étais. Plus rien ne comptait qu'écraser cette vermine et le plaisir et la peur que j'en retirai me faisaient déjà presque jouir.

Sourire aux lèvres, je levai le rideau masquant l'entrée du balcon et trouvai sans grande surprise Baltzimar et ses nombreux acolytes, assis paisiblement (pour une fois !).

— Nous vous attendions, Maître George Baratto, m'annonça, grandiloquent, mon bon maître Baltzimar.

Pas très ingénieux comme réplique, il avait pourtant dû avoir le temps de la ruminer, vu la mine vaseuse des serviteurs l'encadrant. J'imaginais tous ces êtres uniformes attendre sottement mon retour et Baltzimar ressasser fiévreusement sa phrase d'introduction. Il me parut d'autant plus faible. Il reprit :

— Les voyages forment la jeunesse dit-on là-bas ; y avez-vous fait quelque charmante rencontre ?

Sa niaiserie m'amusait de plus en plus. J'aurais parié mon âme qu'il allait maintenant "passer aux choses sérieuses".

— Passons aux choses sérieuses, voulez-vous ? dit-il.

Gagné ! J'étais dans un jeu.

— Je vais vous tuer, dis-je simplement.

J'aurais pu ajouter : « Comme vous avez tué mon père », mais la situation me semblait déjà assez guimauve comme cela.

— Ah oui, fit-il amusé, avec ceci peut-être ? Et il tint Jinguo à deux mains, les bras levés au-dessus de sa tête. Dans cette position, on eut dit qu'il venait simplement de la décrocher d'un dessus de cheminée et la faisait miroiter à ses admirateurs.

Alors là j'ai bondi. J'ai fracassé les mâchoires de quelques serviteurs, bondi dans les corps mous de quelques autres, jetant mes pieds et mes mains dans toutes les directions, pourvu que ceux-ci viennent à frapper mon entourage.

Leur faiblesse de riposte me fortifia tant qu'en quelques secondes, les serviteurs étaient à terre, à mes pieds si on peut dire. Restait Baltzimar, blanc comme la pierre, entouré plus que protégé par Marmounoudino, Sofras et Maïk. J'avais toujours été malmené, mal nourri, et je devais normalement être sous l'effet d'une lobotomie même partielle, aussi ne s'attendaient-ils pas à ce qu'ils ne puissent me corriger encore cette fois.

Mes poignets et chevilles me faisaient atrocement mal et mon corps devait bien porter quelques énormes contusions, mais je restai de marbre !

Tout à coup, Baltzimar fit un bond de côté et s'enfuit par l'escalier, emportant Jinguo avec lui.

Ce sont ses trois camarades qui parurent le plus surpris, mais je connaissais déjà le châtiment qui leur était réservé ; leur faire bouffer la bitte par les yeux. Malgré une furieuse envie de rattraper mon maître et un dédain total pour ces êtres niais, je me dirigeai lentement vers eux.

Marmounoudino ne sembla pas plus réticent que cela lorsque j'empoignai posément son cou. Il manifesta bien une quelconque raideur le long de la colonne vertébrale, mais cela n'était que présage devant sa future raideur cadavérique. D'un coup sec, j'enfonçai mon coude pointu dans son dos, le cassant net et ramenant naturellement sa tête dans son entrejambe. Facile. Et d'un.

Curieusement, Maïk et Sofras étaient restés. Sans doute pensaient-ils mériter leur châtiment ? Ils murmurèrent quelques paroles qui devaient être « Frappe, frappe » ou quelque chose d'approchant, mais cela n'avait plus d'importance, Baltzimar étant seul vrai responsable. Je ne m'occupai donc plus du tout de ces idiots, après les avoir coincés entre les barreaux du balcon, disposés en 69 et forcés à sourire. Sans doute n'avaient-ils pas encore osé bouger lorsque je dévalai les escaliers en colimaçon.

Toujours hypnotisé, je découvris le garde Renisard montant sa garde approximative et je le dépassai.

Aucun bruit, aucun mouvement ne semblait provenir d'une aile de la demeure plutôt que d'une autre. La peur me saisit soudain à la gorge : et s'il tentait de fuir par le passé ? Je remontai quatre à quatre et arrivai devant la porte ouverte du petit escalier secondaire. Baltzimar m'attendait, il avait allumé un grand feu sur tous les murs de la pièce et l'illumination qui s'en dégageait rendait en comparaison la porte de nuées éclairées bien pâle. Cet enfer miroitant, aux mille couleurs féeriques, tranchait vulgairement avec la seule couleur grise qui semblait admise dans ce monde.

Au milieu de cette danse s'était agenouillé Baltzimar, tenant le manche de mon Jinguo de ses deux mains fermées.

Sans le moindre cri, sachant que la lutte était terminée, il s'enfonça toute la lame dans le ventre avec un bruit de main fourrageant dans le pop-corn. Il se retrouva la bouche grande ouverte et les yeux exorbités, et cela sans même m'y avoir laissé participer. C'est sans doute pour cette dernière raison que je retirai alors Jinguo de ses entrailles, les sentant encore frémir de vie. Je tins ma fidèle arme fermement et, tel un samouraï, je tranchai la tête de mon tortionnaire, m'y reprenant à plusieurs fois pour bien couper tous les lambeaux. Puis je soulevai ce rebut par les cheveux blancs pisseux et suçai le sang à l'extrémité écorchée. Oui, je suis la plus infâme crevure que la terre ait porté, George Baratto, votre serviteur.


Épilogue

Bien sûr, si j'étais resté dans le XXe siècle, sans doute aurais-je pu changer. Parce que les règles n'étaient pas les mêmes pour tous, parce que les gens ne faisaient leur vie qu'en petits groupes selon des règles qu'ils se fixaient pour la plupart autour de règles générales. Ils organisaient leur vie au mieux et avaient finalement assez peu d'influence sur les groupes avoisinants, même mitoyens. Sans doute aussi aurais-je cherché la femme aux cheveux châtain clair, très clairs pour qu'elle m'apprenne sa vision des choses et m'aide à changer.

Mais non, je n'y étais pas retourné. Parce que le trou de ver avait disparu, sans doute par l'effet mystérieux de la mort de Baltzimar et parce qu’on n'est bien que dans son esprit. Mon esprit est torturé, cet état me rassure. Si j'avais essayé de suivre une nouvelle voie, je me serais contrefait et aurais probablement lutté contre mon moi. De plus, les règles étant les mêmes pour tous ici, j'avais simplement occupé la place de Baltzimar. Oui, c'était la facilité que j'avais choisie, oui c'était la sécurité que j'avais épousée, mais qui pourrait se prévaloir ici-bas de couilles assez fortes pour changer... ?

 

L’écriture de ce livre s’est terminée le vendredi 16 avril 1993

à 2 h 30, heure locale (Lambersart)

 

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